Samedi 3 juin 2023 : Canaliser les imaginaires, coloniser les esprits : les modillons romans

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Samedi 3 juin 2023 de 10h00 à 12h30

Canaliser les imaginaires, coloniser les esprits
Analyse de l’inventaire des modillons des églises romanes de Basse Normandie
Stéphane Tessier

Les modillons romans (XIème au XIIIème siècle) ceinturant de nombreuses églises romanes, en particulier en Basse Normandie ont fait l’objet de peu d’études. Or, ils représentent un aspect important de l’interaction que l’Église organisait entre ses églises-monuments et les populations rurales qu’elle entendait rassembler. Après un inventaire exhaustif des 5.000 modillons romans présents sur 211 églises des diocèses de Coutances, Bayeux, Lisieux et en partie celui de Sées, leur description, dont un hapax astronomique (1) et leur analyse statistique, plusieurs hypothèses sont avancées.
Le processus d’encellulement à l’œuvre à cette période reposait sur l’attractivité du monument central et donc devait refléter au moins en partie l’imaginaire quotidien des habitants, fait de chair, de vie et d’animaux, apotropaïque et joyeux. Il leur renvoyait une image à la fois captée et réinterprétée (pétrie) par l’institution Eglise, figée dans la « pierre vivante » (pétrifiée) sur les églises monuments et structurant une sacralité partagée.

Entre le toit qui protège et le mur qui soutient, le cimetière et les vivants, le dedans et le dehors, la ceinture de modillon perçue de l’extérieur construisait une identité spécifique du village, parfaitement reconnaissable, protégeant symboliquement des menaces extérieures en affichant la personnalité des habitants. Perçus de l’intérieur de l’édifice, ces mêmes modillons jouaient le rôle symbolique d’expulsion des menaces et des démons en soudant les individualités dans une identité collective, autorisant ainsi l’implantation de la spiritualité chrétienne. Celle-ci s’ajoutera aux imaginaires locaux auxquels elle se substituera progressivement, mais sans jamais l’éliminer, ce qui protégera certaines ceintures de modillons des destructions et remaniements.

Ces églises sont situées de façon privilégiée dans les bassins fluviaux, à l’époque non poldérisés, et subissaient les entrées maritimes et les influences extérieures. Reflet d’une identité rurale maritime, ces ceintures ne sont pas sans rappeler les navires d’alors dont les plats-bords étaient recouverts de chacun des boucliers individuels, reproduisant dans une composition singulière et facilement identifiable cette protection collective par la jonction d’identités individuelles.

L’extension de ces ceintures de modillons figuratifs à d’autres régions européennes de l’ouest, suivant à peu près l’arc atlantique (Pays de Galles, Irlande, Normandie, Poitou, Galice) exige une étude chronologique poussée des constructions et destructions pour mieux identifier les influences mutuelles.

Patrimoine unique de sculpture « populaire », fruit de négociations proprement interculturelles entre les commanditaires, les artistes, les maçons et les habitants, largement déconsidéré et maltraité par les restaurateurs, ces ceintures de modillons mériteraient donc plus de considération.

Ce travail a fait l’objet d’un diplôme de l’EHESS  dans le cadre du laboratoire AHLOMA (Anthropologie Historique du LOng Moyen Âge) et une visite sur place avec ce laboratoire est programmée pour octobre 2024.

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  1. Présenté à Naples en juin 2023, l’article est téléchargeable pages 160 et suivantes