Clivez, clivez, il en restera malheureusement toujours quelque chose

Les syndicats de jeunes se distinguent ces dernières semaines par un certain nombre d’initiatives dont certaines défraient la chronique, comme l’UNEF et ses groupes de parole excluant explicitement les « non-blancs », d’autres restant plus discrets comme cet appel à rassemblement le 27 mars du collectif féministe de l’EHESS :

« Après deux réunions […], nous avons décidé de prendre la suite et de recréer un collectif féministe de l’EHESS.
Ce dernier se donne notamment pour objectifs de lutter contre les violences sexistes et sexuelles à l’EHESS et pour de meilleures conditions d’études et de travail pour les étudiant.es mais aussi pour l’ensemble des personnels de l’école. […]. Dans cette optique, nous comptons nous réunir régulièrement, mettre en place des formations en lien avec ces ambitions et nouer des relations avec les collectifs féministes qui existent dans d’autres universités.
Toutes les personnes qui souhaiteraient s’organiser en féministes sur l’école, sont les bienvenues, mecs cis exceptés»

Et suivent les rendez-vous réels et virtuels. À ce stade une petite explication biochimique s’impose. L’organisation spatiale d’une même molécule peut suivre deux symétries et lui conférer des propriétés très différentes. Ces deux symétries sont appelées cis- et trans-. L’extension de cette opposition aux identités sexuelles part de l’homonymie trans-, cataloguant donc les hommes hétérosexuels assumés sous la rubrique assez péjorative de « mecs cis- ».

Ces deux démarches partagent l’analyse qu’une caractéristique déterminée (la couleur de peau pour la première, l’orientation sexuelle affichée pour la seconde) engendre par elle-même des comportements et des attitudes incompatibles avec les sujets traités lors de ces réunions.

Cette discrimination me semble totalement délétère et contre-productive.

Délétère en ce qu’elle cristallise l’idée contre laquelle nous luttons depuis des décennies qu’une caractéristique visible puisse ipso facto engendrer des comportements répréhensibles, amoraux, bref condamnables. D’abord qu’est-ce qu’une couleur de peau ? Les brésiliens le savent bien, eux qui ont tenté un impossible recensement et y ont finalement renoncé devant les plus de 128 nuances de peau différentes revendiquées. Elle reproduit parfaitement ces distinctions sud-africaines et nord-américaines qui nous choquaient tant dans les années 70.

Qu’en diraient mes amis étudiants zambiens que je suis allé soutenir dans leur casernement en 1979 lorsqu’ils ont été réquisitionnés pour lutter contre le pouvoir blanc rhodésien ? Finalement ils ne sont pas partis se battre, mais qu’un blanc viennent leur dire que leur combat était juste leur permettait de ne pas sombrer dans la simple haine et de véritablement politiser leur lutte. La suite qu’a réservée Mugabe, Shona, éliminant Nkhomo qui était basé en Zambie et reléguant ses frères d’armes Ndebele dans les camps de réfugiés, montre que les clivages ont été finalement les gagnants, et on sait ce que le pays est devenu : un vaste champ de bataille.

Qu’en diraient tous ces combattants de l’ANC et de la Swapo (guerre d’indépendance de la Namibie) que je voyais circuler dans mon village dans les années 80 au Botswana, au carrefour des routes entre le Congo, leur base arrière, et leurs espaces de lutte ? Alors même que les espions sud-africains grouillaient dans la zone (special branch) et que les commerçants blancs ne m’adressaient pas la parole, les botswanais continuaient à nous (les quelques engagés du coin) mettre dans le même sac, nous plongeant dans une grande solitude physique, existentielle et politique. Pourtant la figure tutélaire de Seretse Khama, président fondateur du pays qui tenait à un drapeau tricolore : noir, blanc, et bleu comme la pluie, nous permettait de croire en la justice de notre combat. Ce que bien entendu Nelson Mandela n’a jamais démenti avec sa « nation arc-en-ciel ». Et sa victoire fut aussi la mienne, j’y ai ressenti des émotions qu’aucune coupe de monde ne peut égaler !

Et que dire des combats féministes des années 70 auxquels je tentais de m’associer, car, tout « mec cis » que je suis, je ne suis ni violeur, ni agresseur, ni dénigreur des exactions auxquelles j’ai pu assister, voire mettre en terme dans les transports publics (faire descendre de la rame un frotteur, s’interposer lors d’une tentative lourdingue de drague) mais (et on ne le dit jamais assez), j’ai fait l’objet de nombreuses mains aux fesses dans le métro, de propositions particulièrement douteuses d’un de mes profs de fac ou d’une de mes directrices, etc.

Bref, ma qualité de mec blanc cis- ne m’interdit pas d’avoir eu des expériences douloureuses et partageables.

Cette discrimination, outre qu’elle renforce l’idée qu’on ne peut être bien qu’entre soi, surnégative l’image des personnes exclues. Il n’en était pas autrement sous l’apartheid.

Cette pratique est donc délétère en ce qu’elle surdétermine ces caractéristiques et justifie toute détermination sur les mêmes caractéristiques, quelles qu’elles soient. Ainsi justifie-elle les contrôles au faciès, les mises à l’écart de certaines populations, etc. Dès lors qu’on accepte cette exclusion, quels arguments opposer à de telles pratiques ?

Mais elle est aussi contre-productive en ce qu’une lutte ne se gagne jamais seul. En excluant de potentiels alliés, on décourage les plus impliqués et on renforce la haine des plus déterminés. Encore une fois Nelson Mandela n’a pu gagner que parce qu’il a su rallier à sa cause les populations blanches anglophones, contre les afrikaners, pourtant de même couleur de peau.

Rester entre soi est certes confortable mais ça n’a jamais fait progresser une société : les sentiments victimaires et les humiliations identitaires se renforcent, petit à petit les clivages se cristallisent en haines recuites et c’est ce qui fonde les guerres civiles.

On a donné en France pendant des siècles, alors de grâce ne jouez pas avec le feu, les allumettes ça brûle !

Surtout lorsqu’il semble bien s’agir d’une simple opportunité politique de surfer sur des frustrations, de capitaliser sur des vraies humiliations qui méritent toute une attention bienveillante et militante, en désignant un bouc émissaire et que, par solidarité corporatiste partisane, on s’emmêle à tenter de justifier l’injustifiable (« Je suis républicain, mais… »,qui est la même rhétorique que « je ne suis pas raciste, mais… ») . C’est trop facile… Et pas digne des agit-prop’

Et par autodérision, restons sur ce mot de Coluche : « le capitalisme, c’est l’exploitation de l’homme par l’homme, le syndicalisme, c’est le contraire »…

Stéphane Tessier