22 juin 2017 revu le 9 avril 2018 : En santé mentale aussi, digital is beautiful ?

Une autre interculturalité qui n’est pas traitée comme telle mais mériterait de l’être, est le rapport entre les mondes virtuel et réel.
Là encore, les premières réflexions anthropologiques peuvent se porter avec bonheur sur les représentations de la santé mentale.

En  effet, des modules automatisés de soutien à la santé mentale en ligne se développent à grande vitesse. Les arguments pour en justifier l’usage sont essentiellement d’ordre managérial (faible besoin de personnel, baisse des coûts, disponibilité 24/24 et 7/7, accessibilité même dans les zones reculées, etc.).
Plus rarement est invoquée leur efficacité clinique, semble-t-il pas très bien démontrée par les techniques de l’evidence-based medecine, mais encore faudrait-il être sûr de la pertinence de ces méthodes dans ce champ de recherche.

Ici, le débat sur la validité en santé mentale des thérapies cognitivo-comportementales qui visent à aller vite ne se pose pas car elles sont les seules méthodes numérisables, et elles fondent donc tous les modules proposés. Balayant toute la diversité culturelle du rapport à l’autre, à l’angoisse existentielle, et les singularités psychiques, ces méthodes entendent standardiser les traitements sous des dehors de « personnalisation » qui, se limitant à des cases à cocher, n’en est en réalité qu’un simulacre numérique.

Autant les expériences de télémédecine ou d’utilisation clinique de la réalité virtuelle sous la conduite directe du clinicien peuvent apporter de considérables avancées thérapeutiques en santé mentale, autant leur standardisation et leur automatisation ne vont pas sans soulever de grandes interrogations.

Soutenues par l’Union Européenne, les expériences en e-santé mentale ont fait l’objet d’une réunion en juin 2017 dont la naïveté béate devant le miroir aux alouettes technologique était confondante.

En effet, destinés à apaiser l’anxiété ou à « chasser les mauvaises idées », la conception de ces modules vise à guider l’internaute dans sa connaissance de lui-même et à lui permettre de surmonter son anxiété. Loin de la patiente élaboration psychique qui contribue à être capable de gérer seul ses humaines angoisses existentielles, les modules proposent des effets rapides et, affirment-ils, durables.
Mais de nombreuses questions se posent :

1) Si on trouve des effets cliniques mesurables de « bons » modules, cela veut dire qu’on pourrait mesurer des effets négatifs sur les mauvais, tels les jeux vidéos guerriers en ligne, alors que la doxa veut qu’on n’ait jamais prouvé la nocivité de tels programmes. Il vaudrait dès lors peut-être mieux pour la santé mentale publique se préoccuper de réguler le contenu du web avant de proposer d’autres modules. Ainsi le fameux défi d’origine russe « Blue Whale Challenge » qui propose 50 défis aux adolescents, le dernier étant le suicide, fait-il heureusement aujourd’hui l’objet de poursuites et de condamnations pénales, après semble-t-il plusieurs décès.

2) Que dire de programmes qui prétendent répondre de façon universelle à des angoisses par essence singulières? Que veut dire une standardisation du rapport au monde et à son entourage, à la finitude, à l’absurde?
N’y aurait-il qu’une seule façon digitalisable d’être en bonne santé mentale? Cette normalisation par les octets fait fi de la sédimentation des pensées produites par les millions de sociétés humaines depuis que l’humain pense et qui seule permet d’affronter ces questions presque sereinement.
On retrouve un processus de véritable colonisation des esprits auxquels on impose un même langage, un même système de représentations, un  unique registre de la normativité. Après avoir été contraint de parler anglais pour être entendu, il faut taper le Windows pour être compris.

3) Les principaux résultats observés l’ont été sur des patients qui en font un « usage régulier et engagé ». Soit une autre définition de l’addiction à l’écran, qui, elle, a été bien décrite et identifiée. Quelle différence entre les autres béquilles addictives avec ou sans produit, auxquelles tout un chacun recourt pour résoudre les susdites angoisses ?
Et est-il aussi anodin d’être accroché à un module ? Ce d’autant plus qu’un « tuteur » virtuel guide l’internaute et suit son évolution, véritable coach automatique. Se rendre psychiquement vulnérable à un robot est-il vraiment sans danger?

4) Plus grave encore, l’un de ces modules revendique 900.000 téléchargements et va mettre à disposition une application pour montre connectée, à chaque instant le porteur pourra vérifier son taux d’anxiété.

Au-delà des questions de sécurité et de traçabilité partagées avec les données somatiques, ainsi que l’auto alimentation de l’angoisse, l’ampleur de cette connexion constitue un véritable danger pour la stabilité d’une société par toutes les vulnérabilités qu’à la fois elle identifie et engendre.

Une telle liste représente en effet 900.000 personnes suffisamment anxieuses et hypocondriaques pour s’inscrire et y avoir recours. 900.000 vulnérables qui vont s’engager dans une relation de confiance avec le module, seule à même de permettre de surmonter leur anxiété, donc éminemment vulnérables aux messages qui y seront délivrés.

Pour se faire une idée de ce que la médecine peut faire des vulnérabilités, citons le fameux Dr Knock: « …250 lits où un corps étendu témoigne que la vie a un sens, et grâce à moi, un sens médical. La nuit, c’est encore plus beau, car il y a les lumières. Et presque toutes les lumières sont à moi. Les non-malades dorment dans les ténèbres. Ils sont supprimés. Mais les malades ont gardé leur veilleuse ou leur lampe. Tout ce qui reste en marge de la médecine, la nuit m’en débarrasse, m’en dérobe l’agacement et le défi. Le canton fait place à une sorte de firmament dont je suis le créateur continuel. Et je ne vous parle pas des cloches. Songez que, pour tout le monde, leur premier office est de rappeler mes prescriptions; qu’elles sont la voix de mes ordonnances. Songez que, dans quelques instants, il va sonner 10 heures, que, pour tous mes malades, 10 heures, c’est la deuxième prise de température rectale, et que, dans quelques instants, 250 thermomètres vont pénétrer à la fois… »  Ne pas se priver de l’interprétation de Louis Jouvet

A l’heure où les Etats se disputent pour savoir lequel s’ingère dans les processus électoraux des uns des autres, le mythe de l’anonymat et de la sécurité des données sur le web n’a plus aucune crédibilité, et ces 900.000 vulnérables peuvent être considérés en grand danger. En effet on ose à peine imaginer ce qu’il peut se passer si un hacker malveillant se saisit de cette liste et introduit dans le module des idées suicidaires, complotistes voire terroristes… Bref si quelqu’un se met en tête de faire du Dr Knock au XXIème siècle pour d’autres motifs que financiers…
L’exemple en 2017 d’un tweet assassin envoyé à un journaliste dont l’épilepsie était de notoriété publique par un geek qui était en désaccord avec lui, et déclenchant une crise sévère, est là pour démontrer la plausibilité de la manœuvre.

Ouvrir cette boîte Pandore sans précaution ne permettrait-il pas de créer une énorme brèche pour des tentatives de déstabilisation massive de nos sociétés qui exposeraient ainsi leurs vulnérabilités psychiques?

Voir sur ce sujet le dossier 61 de l’ORSPERE : Des mondes virtuels? A propos des interactions psychiatrie-psychologie et monde virtuel.

Post scriptum important: Alors que strictement aucun des 100 articles de ce site n’a fait ou ne fait l’objet de commentaires ou de mails malveillants, celui-ci a été depuis le début de 2018, la cible pluri-quotidienne de tels commentaires jusqu’à ce qu’on installe un pare feu. Il ne serait pas étonnant, sans être paranoïaque, que quelque message inclus dans cet article ait indisposé des hackers qui se sont ingéniés à envoyer leurs robots saturer  la modération des commentaires… Petite preuve supplémentaire que les craintes formulées plus haut ne sont pas totalement infondées.

PPS: Un petit rappel du clin d’œil lacanien sur la DSM IV (définition dite internationale des maladies mentales passée depuis à sa cinquième version)  par Décorpéliada et sa description. 
Ces objets ont été publiés et exposés à de nombreuses reprises, provoquant la joie des esthètes, mais pas la révolution des asiles… Ils poursuivent leur petite vie et ont été programmés aux journées internationales du CCOMS sur Citoyenneté et empowerment en santé mentale le 30 mars 2018.

PPPS: 9/04/2018 La France à travers l’INSERM se lance à son tour dans l’expérimentation.
Au-delà de chapitres d’information générale accessibles par tout le monde, les utilisateurs dûment identifiés peuvent participer à un programme de recherche sur l’évolution de leur santé mentale auto-évaluée.
Les Conditions Générales d’Utilisation sont très instructives en ce qu’elles dégagent la responsabilité de l’INSERM en cas de « force majeure« , et « interdit le piratage« . C’est beau d’interdire!
Elles mentionnent aussi « L’Utilisateur garantit à l’INSERM que les informations renseignées sur ledit formulaire d’inscription sont exactes et qu’elles ne sont entachées d’aucun caractère trompeur. » Dire toute la vérité, rien que la vérité.
Et, mieux: « L’Utilisateur reconnaît et accepte que les informations saisies aux fins de création ou de mise à jour de son Compte valent preuve de son identité. »
Ainsi, une fois dûment identifié « L’Utilisateur peut compléter son Profil en téléchargeant une image et en ajoutant du contenu textuel afin de présenter :
Les activités qui lui font du bien
Les contacts des personnes qui peuvent le soutenir;
Il y trouve également le bilan de ses évaluations. »

Il faut se contenter des affirmations que « tout est mis en oeuvre » pour protéger ces données. On a vu récemment ce que de telles affirmations voulaient dire avec Facebook
Une fois aspirées toutes ces informations et les contacts afférents, quels usages, commerciaux au mieux, malveillants au pire, peut-on anticiper?

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