1/07/2016 : Étienne Le Roy lit Michèle Croz & Julien Bondaz (Dir.) : Afriques au figuré Images migrantes

1/07/2016 : Étienne Le Roy : Sous la direction de Michèle Croz & Julien Bondaz : Afriques au figuré, Images migrantes, Paris, EAC, 2013

Préface de Marc Augé, postface de Jean-Pierre Dozon

Cet ouvrage collectif nous introduit dans l’actualité de cette recherche en sciences sociales qu’on appelait encore ces derniers temps l’anthropologie visuelle. Il se place sous la patronage de trois des plus grands anthropologues africanistes actuels, Georges Balandier, dont l’œuvre ancienne et récente est invoquée par l’ensemble des auteurs de cet ouvrage en un hommage mérité, Marc Augé et Jean-Pierre Dozon dont les travaux sur les sociétés ivoiriennes, entre autres, sont toujours continûment référencés. Le maître mot ou l’expression phare de cette démarche était l’anthropologie « dynamique et critique » que Georges Balandier inventait avec sa Sociologie actuelle de l’Afrique noire (Paris, PUF, 1° ed. 1955) et son concept de « situation coloniale ». Tout change et la seule chose qui ne change pas c’est que tout change est un formule peut-être empruntée au taoïsme qui me paraît bien illustrer cette approche d’une Afrique au pluriel qui n’a sans doute jamais changé si vite, entrainant des collisions entre des comportements qui semblaient appartenir à des âges différents mais qui sont pourtant tous d’ici et de maintenant, africains dans leur diversité. On le perçoit intellectuellement à travers la description des remous sur le marché de l’art mondialisé à la biennale de Dakar, « Dak’Art », de 2010 (Thomas Fillitz). On en devine visuellement les implications, grâce à la restitution de dessins d’informateurs « de terrain » dans l’excellente contribution de Michèle Cros, « Dessiner les passages du Sida, <côté brousse> », en pays Lobi au sud du Burkina-Faso et sur des sites d’orpaillage où, en « faisant son cinéma », on invente une nouvelle solidarité (Quentin Megret).

Selon la formule finale de l’introduction des éditeurs scientifiques, l’ouvrage «  se veut avant tout une invitation à porter un regard anthropologique sur quelques images en situation et en transformation, mais aussi en transit et en voyage » (p. 12). Pour entrer dans une compréhension des contextes et des altérités, en évitant les schémas, stéréotypes ou ethnocentrismes, il faut partager le mouvement des acteurs et l’image, beaucoup mieux que l’écrit, voire que la parole, le permet.

Pour cela, plusieurs supports ou modes d’expressions sont ici utilisés ou référencés. Le plus noble semble être le cinéma dit ethnographique et qui se projette maintenant au quai Branly après avoir quitté le Musée de l’homme du Trocadéro. Jean-Paul Colleyn, dans « Le cinéma des anthropologues en Afrique », remarque que «  (l)es anthropologues ne font pas beaucoup de films, ils ne sont pas formés aux métiers du cinéma et, sauf exceptions remarquables , ils ne filment pas très bien » . En outre, «  la prise de relais par les Africains (…) ne s’est pas très bien passée » (p. 217). Le documentaire est un genre très exigent qui repose sur un éthique de la reproduction du réel sans adaptations ni enrichissements, éthique qui a bien du mal à être respectée. Tout le monde n’est pas Flaherty ou Jean Rouch et bien des films ayant un horizon anthropologique à visée sociale ou politique sont concurrencés par une production artisanale que favorisent les nouveaux supports : avec son téléphone portable et Youtub, chacun devient producteur, réalisateur et comédien !

D’autres supports visuels intéressants sont les timbres-poste et la philatélie (Julien Bondaz) et sa mise en scène de lieux de mémoire, « La circulation planétaire du masque dogon Kanaga » (Eric Jolly) à la suite des travaux de Marcel Griaule et d’une marchandisation généralisée, ou l’art de la SAPE, cette mode vestimentaire congolaise que j’avais observée dans les années 1970 à Brazzaville et qui est approchée comme un effet miroir entre les marginalisés et le pouvoir politique étatique (Justin Gandoulou). À propos de Brazzaville, Fred Eboko, en faisant l’histoire des jeunes footballeurs africains entre la plus extrême misère et la plus grande richesse pour quelques « seigneurs » du stade, restitue le récit exemplaire d’un « spectacle », la rencontre entre les équipes du Cameroun et de la République populaire du Congo, en 1976. À la suite de la victoire de l’équipe congolaise dans le même stade de Yaoundé en 1972 (qui avait déjà valu, comme je l’avais alors observé, quelques morts aux Congolais mais cette fois à l’aéroport de Maya-Maya à Brazzaville, suite à l’effondrement du toit du hangar sur lequel la foule s’était imprudemment massée pour accueillir le vainqueur) la tension était maximale et la partie mal engagée pour les Camerounais menés 2 à 1 quand l’arbitre vit une main là où il y avait semble-t-il une tête et décida un pénalty qui pouvait sauver les uns et déstabiliser les autres, ce que n’accepta pas le gardien de but congolais. Il vint donc, en boxeur, régler son affaire à l’arbitre et, de fil en aiguille, ce furent tous les joueurs, puis la gendarmerie puis le public qui s’en mêlèrent. Homérique. Fred Eboko ne dit pas le nombre de morts mais raconte l’histoire émouvante d’un officier de gendarmerie qui s’était interposé pour tenter d’arrêter le massacre, et de joueurs, comme le grand Roger Milla, qui ont sauvé la vie de leurs homologues de l’autre équipe. Très « visuel » effectivement.

Deux contributions me paraissent enfin particulièrement aborder des questions que nous posent et que se posent les Africains, entre éthique et philosophie morale. Dans « Photographies d’enfants et action humanitaire » Élise Guillermet interpelle d’usage des photographies d’individus et de collectifs saisis dans leur misère et dans leur dénuement pour mobiliser la collecte de ressources financières par des ONG humanitaires ou d’autres structures collectant des financements dans un objectif de solidarité internationale. La fin (et la faim) justifie-t-elle toujours les moyens ? Les ardents défenseurs des droits de la personne peuvent-ils oublier que le droit à être photographié et représenté sur des affiches ou autres supports fait partie des droits fondamentaux inhérents à la dignité de l’individu ? La vigilance est ici de rigueur. De même pour ce qui concerne les dérives de la violence pornographique que favorise la diffusion de vidéos mettant en scène les multiples conflits qui traversent l’Afrique. Joseph Tonda qui est reconnu non seulement comme un grand intellectuel mis aussi comme une autorité morale à l’échelle de l’Afrique francophone se préoccupe particulièrement de la nouvelle société qui se prépare avec des jeunes générations qui ignorent les limites morales entre le permis et l’interdit. Il nous décrit ainsi les enfants-sorciers impliqués dans « la vengeance des doubles » c’est-à-dire de leurs parents, «  maris et des femmes de nuit » (thème que nous retrouvons en France en assistance éducative devant les juridictions pour mineurs). Il décrit aussi l’abandon dans lequel sont laissés les enfants soldats. Il conclue son propos en mettant en cause, à propos de la violence de l’imaginaire, « un système unique que j’ai conceptualisé avec la notion de Souverain moderne. Un Souverain fait de logiques de l’impérialisme et qui travaille à la reconfiguration des sociétés africaines de l’intérieur, à travers des processus de déparentalisation et de promotion de la fantomisation des structures familiales. Le souverain moderne s’impose ainsi comme la figure composite locale d’un système impérialiste et postcolonial et de ses « forces » qui charment, qui troublent et qui tourmentent. » (p. 213-214)

Attention, ici, en mettant en dangers les plus jeunes par une inversion des rôles et des fonctions de sorcellerie, on introduit « le péril en la demeure » et la reproduction de l’ordre du monde quelque qu’en soit la complexité.

Étienne Le Roy

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