01-07-2016 : Étienne le Roy lit Maurice Godelier : L’imaginé, l’imaginaire & le symbolique

01/07/2016 : Étienne le Roy : Maurice Godelier : L’imaginé, l’imaginaire & le symbolique, Paris, CNRS EDITIONS, 2015, 281 p

La question initiale qui traverse cet ouvrage est de savoir si « le réel, le symbolique et l’imaginaire constituent trois ordre séparés » (2015, 11) comme l’avançait Claude Lévi-Strauss au moins à deux reprises dans ses Mythologiques ou si ces ordres ne sont pas agencés dans une complémentarité logique lorsque « l’impossible est possible » (2015, p. 241) en expliquant ainsi un travail de la pensée qui échappe à la stricte explication scientifique et à sa logique d’opposition. L’auteur rappelle ainsi que « les sciences expérimentales et les sciences logico-mathématiques ont dû éliminer de leurs raisonnements le mode de pensée caractéristique de l’imaginaire religieux(1), à savoir des déductions partant de représentations anthropocentriques construisant des mondes qui ressemblent et diffèrent à la fois du monde des humains » (2015, 242) et également d’un monde dominé par une rationalité cartésienne ajouterai-je.

Un intérêt de ce type d’approche est de constater que « toute tentative d’éradiquer la religion, toutes les religions, de la vie de l’humanité n’a pas de sens et, de toute façon, n’est pas possible. Ce qui est possible est de disjoindre lorsqu’ils sont unis, voire confondus, l’exercice du politique et les cultes religieux, et de permettre aux individus d’exercer en commun leur souveraineté quelle que soit leur religion ou leur absence de religion » (2015, 219). C’est ce que nous appelons maintenant et chez nous la laïcité mais que Maurice Godelier ne dénomme pas, nous laissant libre d’y associer, ou non car c’est notre liberté qui est en jeu, le départ en djihad syrien de jeunes musulmans ou convertis à ce qui devrait être une aventure intérieure avant d’être un combat au nom d’un dieu devenu chez eux vengeur.

Une des raisons de ce dédoublement de nos expériences en est les limites intrinsèques de notre raison raisonnante. Car « les sciences modernes, expérimentales ou déductives, n’expliquent pas tout. Et chaque fois qu’elles résolvent un problème et nous en font comprendre certains mécanismes de la nature ou ceux qui se déroulent dans notre corps ou dans notre psychisme, d’autres problèmes se posent auxquels il faut s’attaquer. Le progrès des connaissances n’a pas de fin. Les religions, par contre, apportent « en bloc » des explications du monde qui fondent en plus des règles pour se conduire dans la vie, une morale, ce que les sciences ne peuvent faire avec autant d’ambition ni de force de conviction » (p. 217-218).

Il s’agit, ce faisant, d’éviter le double écueil du scientisme où « les dogmes seraient démontrables par la seule Raison, pleinement convaincants et acceptables parce que <rationnels> » (219) et de la religiosité qui a pour avantage que ses réponses « servent à AGIR : sur la nature, sur les autres, sur soi-même, agir avec les ancêtres, avec (ou contre) les esprits, avec (et sur) les dieux ». (2015, 216, souligné par MG). Mais une capacité qui suppose d’y croire. Or c’est là, autour de la croyance, du mystère de la foi et de la religion que le possible pour l’un devient impossible pour le non-croyant.

Le discours de Maurice Godelier n’est naturellement pas un appel aux conversions religieuses ou à des régimes de religiosité totalement autopoiétiques. Son idéal, qui clôture l’ouvrage, est « de produire des sociétés et en légitimer leur structure et l’ordre qui les fonde en faisant référence à leur  <vérité >» (2015, 245). Et notre auteur s’arrête là, sur cette vérité entre guillemets dont il nous dit seulement que « les preuves [en] sont souvent imaginaires » (ibidem). Les seules indications qu’il nous livre pour persévérer dans l’analyse peuvent être trouvées quelques pages plus haut en revenant sur les deux logiques que nous avions identifiées ci-dessus : « une logique qui distingue et oppose le possible et l’impossible et une autre qui pense que l’impossible est possible et donc ne s’oppose pas au possible mais l’englobe » (242). Louis Dumont parlait de « l’englobement du contraire »(2). Mais l’expression n’est pas utilisée ni l’auteur cité.

Et c’est là, sans doute, qu’on devine sinon des limites à l’ouvrage, au moins des prolongements possibles quant à la production symbolique et normative des sociétés. Avant de nous en expliquer, reconnaissons qu’il s’agit avec L’imaginé, l’imaginaire & le symbolique d’une belle leçon d’anthropologie, d’une grande prudence sémantique, comme si aborder la question des religions nous situait en terrain miné. Nous sommes disposés à oublier chez l ‘auteur les quelques provocations, contestations ou coquetteries dont on sourit parce qu’on prend conscience qu’elles le protègent, voire masquent d’autres questions encore plus délicates à manipuler.

Au fur et à mesure de l’avancement des arguments, en particulier lorsque M. Godelier traite des potentialités de l’imagination (p. 84 et s.), j’ai pris conscience que les régimes de croyance qui s’appliquaient aux mythes puis aux rites correspondaient également à la structure symbolique de la juridicité non moderne, donc non rationalisée, où un certain « impossible est possible ». Souvenons nous que pour expliquer ce qui a précédé l’expérience contemporaine du droit, les historiens puis les anthropologues n’ont pas hésité à adopter la version universaliste que les herméneutes, depuis les pères fondateurs romains, ont associé à leur discipline. Pour eux le ius latin est du droit et le droit moderne une continuité du ius et, par extension, toutes les expériences normatives de l’humanité sont passibles du même traitement conceptuel et linguistique, dénommé le droit, corrigé par un adjectif, coutumier, traditionnel, musulman ou indien, etc. Dès mon premier terrain en Afrique, en 1969, j’étais persuadé du contraire mais bien en peine de le faire accepter faute d’un vocabulaire partagé par la communauté des chercheurs. Ce qui me préoccupait était considéré comme impensable : qu’il puisse exister un droit sans normes générales et impersonnelles explicites. Sans doute Pierre Bourdieu s’est moqué en 1986 de cette mauvaise manie des ethnologues qui formulaient des règles là où les acteurs sociaux mobilisaient des habitus, ces systèmes de dispositions durables à la base du « sens pratique »(3). Sans doute avais-je contourné la difficulté en construisant dès 1970 des modèles formels, matriciels, qui autorisaient à rendre compte des corrélations entre les divers acteurs et facteurs à l’œuvre dans les systèmes juridiques. Sans doute, enfin, l’existence d’une juridicité derrière notre expérience du droit avait été non seulement affirmée mais argumentée avec des exemples pris dans et hors d’Afrique, dans la tradition et dans les pratiques contemporaines(4). Mais le mystère de la juridicité endogène ses Africains restait une terra incognita jusqu’à la confrontation d’analyses africanistes et océanistes lors d’une congrès que j’organisais à Turin en 2011 où les travaux théoriques d’Alfred Gell, également utilisés par Maurice Godelier dans le présent ouvrage, furent à la base d’un nouveau paradigme, l’iconologie juridique, selon la définition suivante «  les normes qui s’incarnent dans des objets pris dans des contextes et des rituels particuliers sont constitutives du droit d’un groupe social ». A. Gell avait repris la notion d’icône dans le domaine de l’art pour expliquer qu’elles ne représentent pas « Dieu ». « Elles sont le dieu, c’est-à-dire une instanciation (procédé permettant à une loi de déduire la description du cas particulier) physique de la divinité »(5).

Or, une telle approche entre en écho avec les arguments de M. Godelier à propos du concept de « présentification » qui, comme l’avait déjà noté Raymond First à propos des Tikopia polynésiens conduit à considérer que «  le poteau n’était que l’objet concret auquel on pouvait adresser des actes physiques de vénération que le dieu lui-même pouvait observer d’une façon spirituelle et invisible à partir de l’endroit où il était ». (2015, 162). Plus loin, pages 178 et s., M. Godelier précise cette logique d’un impossible (pour les uns) possible pour d’autres à propos du mystère chrétien de la « transsubstantiation comme conversion par Dieu de toute la substance du pain en corps du Christ et de toute la substance du vin en sang du Christ, à l’exception des apparences du pain et du vin qui demeurent ce qu’elles étaient avant la consécration ».

Depuis 2011 et le congrès de Turin, je suppose qu’il est raisonnable de considérer que quand mes interlocuteurs wolof du Sénégal me désignaient en 1969 seulement une hache d’abattage ou une houe, et se revendiquaient de l’incendie initial de la brousse pour légitimer leurs droits fonciers indépendamment de toute formulation explicite et détaillée d’une norme ils exprimaient bien et de manière exhaustive pour les parties prenantes locales l’ensemble des droits et des obligations qui font système et possèdent un caractère d’obligation sanctionné par le baxh i mam, bon des ancêtres. Pas de règles « de droit » mais une juridicité dynamique et adaptée à la logique pratique et habituelle qui effectivement mobilise le pluralisme juridique et suppose complémentarité et englobement des réponses non propriétaristes et propriétaristes.

Les catégories mobilisées par Maurice Godelier pour illustrer l’association du religieux et de politique et l’indispensable présence holiste du religieux dans toute société s’appliquent donc aussi au domaine du juridique, très négligé par les anthropologues tels Lévi-Strauss ou Godelier, à condition d’en concevoir un cadre symbolique(6) à la hauteur de la complexité des phénomènes analysés.

Étienne Le Roy

1) Mais, comme on le verra au terme de cette présentation, un imaginaire non réductible seulement à l’expérience religieuse.

2) Louis Dumont, Essais sur l’individualisme, Paris, Seuil, 1983

3) Pierre Bourdieu, « Habitus, codes et codifications », Actes de la recherche en sciences sociales, 1986, 69, p. 40-44.

4) E. Le Roy, Le jeu des lois, une anthropologie dynamique du droit, Paris, LGDJ, col. Droit et société, 1999.

5) E. Le Roy, « Travailler l’essence du juridique dans les sociétés précapitalistes », in <Cinq chantiers en guise de conclusions>, E. Le Roy, éditeur, La terre et l’homme, espaces et ressources convoités, entre le global et le local, Paris, Karthala, 2013, p. 304

6) E. Le Roy, “Violence de la fonction symbolique et institutionnalisation du droit, contribution à une anthropologie de la juridicité et du pluralisme normatif”, Begegnungen und Auseinandersetzungen, Festschrift für Trutz von Trotha, édités par Katharina Inhentveen und Georg Klute, Köln, Rüdiger Köppe Verlag, 2009, p. 12-30.

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