25/06/2014 : Etienne Le Roy lit Arjun Appadurai :  « Condition de l’homme global »

25/06/2014 : Etienne Le Roy : Arjun Appadurai : « Condition de l’homme global »
Traduit de l’anglais (États-Unis) The Future as Cultural Fact : Essays on the Global Condition, Paris, Payot & Rivages, 2O13

Arjun Appadurai est un anthropologue de réputation mondiale déjà bien connu en France grâce à la traduction de deux de ses principales contributions, « Après le colonialisme, les conséquences culturelles de la globalisation » et « Géographie de la colère : la violence à l’âge de la globalisation »,  chez le même éditeur. Si les traductions françaises de ses titres et certains passages de ces ouvrages peuvent être parfois difficilement interprétables, cela peut être dû non à la traductrice mais au type de pensée d’un auteur qui associe  dans la même page la description des slums de Moumbay (ex Bombay) aux considérations théoriques les plus sophistiquées. En particulier, notre auteur fait preuve d’une maîtrise exceptionnelle de ce qu’on appelle aux États-Unis la French Theory, citant Deleuze et Guattari, Foucault, Balibar, Bataille, Boltanski et Baudrillard mais aussi Marcel Mauss, Pierre Bourdieu et Bruno Latour et occasionnellement Proust ou, mais plutôt pour le critiquer en raison d’un structuralisme excessif, Claude Lévi-Strauss.  Cette influence francophone est à souligner ainsi que la citation en bibliographie de ces ouvrages français en versions originales alors qu’on sait l’incidence sélective des traductions du français vers l’anglais. Je me suis demandé à quoi tenait l’absence  d’un auteur comme Georges Balandier qui aurait pu être mobilisé comme un des vétérans d’une anthropologie dynamique du changement social. Sa Sociologie actuelle de l’Afrique noire avec son analyse de la « situation coloniale » annonçant la décolonisation est bien tournée vers le futur.

Car, comme l’indique le titre anglais de cet ouvrage, c’est « le futur comme fait social » qui est ici interrogé. L’auteur  désigne ainsi son objet, p. 11-12 : «  alors que c’est le flux mondial de marchandises, de personnes, d’images et d’idéologies qui définit encore le mieux l’ère de la globalisation, je suggère que son caractère diacritique  émergent est la domination de techniques et de mentalités orientées vers la manipulation ou la résistance au risque, comprises comme la représentation statistique de toutes les incertitudes de la vie ».

L’auteur avait déjà observé des réticences voire des résistances au sein de la science anthropologique à sortir du jeu compliqué entre passé et présent, ici et là-bas et à privilégier dans leurs analyses le « plus tard chez nous », souvent associé au trop tard. Notre auteur a aussi conscience des incidences d’une récupération politique d’une futurologie pseudo scientifique ce qui le conduit à rédiger un chapitre XIV sur « La recherche comme droit humain » où il tente de fonder une démarche des pauvres sur les pauvres, démarche par laquelle ceux-ci seraient capables de renouveler les données (notre documentation) et de promouvoir ainsi les instruments de leur désaliénation. L’histoire du collectif de recherche à but non lucratif Partners for Urban Knowledge, Action and Research (PUKAR) de Moumbay lui sert en particulier de référence.

Ce qui rend particulièrement sympathique cet auteur c’est que, tout en assumant son statut de professeur d’anthropologie à la New York University, avec le statut épistémologique et le discours qui y sont associés, le propos de l’auteur est de nous faire découvrir les conditions de vie d’hommes globalisés auxquels on ne penserait pas immédiatement quand on évoque la mondialisation/globalisation, les habitants des taudis, slums et autres quartiers précaires. Avoir choisi Moumbay pour cadre et support de sa démonstration tient largement, pour un Indien expatrié aux États-Unis, au souci de redécouvrir la patrie de son père (deuxième partie de l’ouvrage) et, à travers cette histoire liée au II° conflit mondial et à la fondation de la démocratie indienne avec Gandhi et Nehru, de comprendre les perversions actuelles du système politique par le nationalisme hindou et ses appels au génocide à l’encontre des musulmans mais aussi des chrétiens. À ce propos, les réflexions sur la place du nationalisme dans nos sociétés sont particulièrement pertinentes même si la place du sang comme référentiel dominant dans la reconstruction de l’histoire m’a semblé un peu forcé.

Ceux qu’on appelle « les pauvres » sont supposés vivre dans des conditions de vie si précaires que le passé n’est que traumatismes et le présent un calvaire et une course désespérée à la survie que décrivent les chapitres III à V en reprenant des thèmes de Géographie de la colère. Arjun Appadurai ne cherche pas à embellir cette réalité, cette économie du désastre (p, 370) qui pourrait concerner 50% de la population mondiale mais il pose que « l’espoir est la contrepartie politique du travail de l’imagination » (p. 367).  Et de même qu’il avait beaucoup emprunté à Benedict Anderson et à son « L’Imaginaire national » dans « Après le colonialisme » ici, Arjun Appadurai exploite les travaux de Max Weber (sur le protestantisme et l’éthique du capitalisme, chapitres XI et XII) pour comprendre l’imaginaire des damnés de la terre et leurs insertions dans le mercantilisme contemporain. La description de la circulation de l’argent à Moumbay et de l’impact du commerce de bazar puis du recyclage des objets récupérés à l’échelle la plus locale est impressionnante, de même que son analyse de la prise de risque où sont à l’œuvre « des négociations complexes entre l’éthique de possibilité et l’éthique de probabilité » (p. 373).

Chemin faisant, Arjun Appadurai a démonté quelques unes de nos croyances ou de nos idéologies. Il a associé aux objets « certaines des formes d’actions, d’énergie et de vicissitudes biographiques que nous attribuons à nous-mêmes » (p. 375) en prolongeant ainsi l’ »Essai sur le don » de Marcel Mauss. Il a aussi privilégié une éthique de possibilités là où les statistiques conduisent au pessimisme des probabilités en pratiquant une anthropologie économique qui sait revenir aux meilleures questions de Karl Marx sans retomber dans les facilités du marxisme vulgaire.

Il y a dans cet ouvrage des questionnements qui peuvent ne pas intéresser directement certains lecteurs, par exemple et pour ce qui me concerne, la démarche des traders du monde de la finance, la culture du design auquel l’auteur donne un statut emblématique. Par contre la préoccupation qui traverse l’ouvrage sur la place du risque dans nos sociétés complexes devrait retenir l’attention de tous ceux qui ont une ambition citoyenne.

Le présent ouvrage s’inscrit donc dans les contributions majeures de l’anthropologie contemporaine.

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