12/01/2012 Étienne Le Roy : Débat autour de l’ouvrage d’Hugues Lagrange : Le déni des cultures

Étienne Le Roy : Débat autour de l’ouvrage d’Hugues Lagrange : Le déni des cultures, Paris, Seuil, 2010
En 2011, l’oeuvre d’Hugues Lagrange a trouvé soudain une place nouvelle dans les médias. Ses prises de position ont paru faire autorité et « l’Institut Diderot », un « think tank » (laboratoire
d’idées) financé par la mutualité(1) depuis 2009, lui a consacré, le 17 mars 2011, une de ses « réflexions du soir» où se confrontent les réputations intellectuelles du Paris contemporain(2). Sa
prestation a été cependant décevante, au moins pour moi, car s’il s’est réfugié, en bon sociologue, derrière des statistiques diverses et variées, il a évacué le fonds de son propos, sans doute en raison de la présence dans la salle de diplomates africains qui, apparemment alertés, venaient vérifier le « politiquement correcte » de ses analyses, donc la mise en cause des cultures africaines.

Hugues Lagrange est spécialiste des banlieues sensibles et a travaillé en particulier la place des migrations étrangères dans l’ouest parisien. C’est un professionnel et il n’y a pas lieu de remettre en question ses méthodes de travail et la part qu’il a consacrée au terrain, donc à une confrontation directe avec les acteurs. Quand je compare cependant sa lecture des phénomènes avec l’ouvrage de Marc Hatzfeld, « Les Lascars », dont j’ai rendu compte précédemment pour REGARDS, j’ai bien le sentiment d’être en face de deux sociologies si différentes qu’on se demande si on parle des mêmes objets avec les mêmes exigences et les mêmes enjeux.

J’ai eu l’occasion de travailler avec Hugues Lagrange un peu après 2002 dans un programme associant, je crois, le Ministère de la justice et la Délégation interministérielle à la ville (DIV) sur la mise en danger de l’enfant de son fait ou de celui d’autrui. Son animation de ce groupe de travail révélait une bonne connaissance de la littérature et des données macro?économiques, ce qui se
vérifiera à nouveau le 17 mars 2011, mais un conformisme dans les hypothèses et les conclusions, appliquant à la lettre, donc avec excès, la consigne « numéro un » du consultant préoccupé de la pérennité de ses contrats : le commanditaire a toujours raison. Donc, après 2002, à une époque où il fallait sortir du jospinisme à marches forcées, toute interprétation valorisant le pluralisme pour entrer dans la complexité des situations et des logiques d’acteurs devait être écartée, avec les chercheurs qui en défendaient les exigences. Est?ce toujours le cas ?

L’intervention orale
J’ai donc retrouvé mon collègue une petite dizaine d’années après dans une sorte de statut de la Pythie de Delphes, à la différence que s’il peut être aveuglé ce n’est pas dû à la cécité. Ses propos étaient d’une honnête banalité et d’un conservatisme ouvert. Traitant d’abord des sociétés du nord, dites d’accueil et surtout pour lui mondialisées, il regrettait que la cohésion familiale ait décliné, évoquait la sécularisation et le déclin de la morale, établissait une relation entre le niveau d’inégalité et de religiosité des sociétés en suggérant finalement que, dans les sociétés du Nord, l’accroissement des inégalités allait de pair avec celui de la place réservée aux religions.

Parlant ensuite des sociétés des Suds, de départ donc quand on doit traiter d’immigration, l’auteur reprit la grande thématique malthusienne en mettant en exergue une décélération des taux de fécondité, sauf au Sahel et c’est cette exception, apparemment inexcusable, qui va être au cœur de la suite de sa présentation. Pour ce qui concerne donc plus spécialement le Sahel, mais avec des généralisations s’appliquant au « monde musulman », et selon l’équation implicite tradition + Islam + origine nègre = problèmes, il relève d’abord des évolutions contrastées avec une faible mise au travail des femmes (mais il ne pense qu’en termes de salariat), une scolarisation inégale qui ne débouche pas sur une insertion professionnelle, faute d’emplois. Il relève aussi la place majoritaire du droit coutumier en lien avec des codes de la famille « conservateurs », notant que ce droit coutumier peut être pratiquement plus important que le droit dit musulman ou le droit civil moderne. Ceci est vrai et on ne doit pas nécessairement le regretter. Il met aussi en évidence, à la suite d’Olivier Roy, une déconnexion de l’Islam et des cultures du quotidien, en particulier dans des contextes urbains et des populations déracinées et au chômage.

Il oppose deux « mondes », celui des scolarisés adeptes d’un Islam modernisé et ceux en échec scolaire adoptant une lecture littérale de la charia, une valorisation des néo?communautés locales et des constructions morales empruntant au rigorisme le plus extrême. Or, ce sont, d’après Hugues Lagrange, ces constructions que nous allons retrouver de l’autre côté de la Méditerranée dans nos banlieues sensibles, en relation avec un phénomène de ségrégation affectant les primo?arrivants et avec un affaiblissement des capacités d’accueil ,en particulier concernant les générations maghrébines les plus jeunes. Il y a un rapport décisif entre le recours à la religion et le niveau de ségrégation, ce qui conduit l’orateur à conclure son intervention en regrettant la réduction de la laïcité dans les espaces publics, le laxisme dans l’évolution des mœurs et la remise en cause d’une vision de la modernité.

Si 20% des Français sont d’origine immigrée, a?t?il calculé, l’heure de la fermeture des frontières a sonné à l’échelle européenne selon l’orateur, en paraissant s’en féliciter. Les discussions ont confirmé ce conservatisme mou, plus conformiste intellectuellement que
politique, qui affirme que « la religiosité n’est pas en soi un problème si les questions de société sont traitées par ailleurs » mais se désintéressant de leur prise en compte pratique avec une
exception notable en fin de débat. Selon notre auteur « il y a des différences problématiques et d’autres qui le sont beaucoup moins » approuvant, à titre d’exemple, l’interdiction du foulard à
l’école et retrouvant l’esprit des déclarations d’hommes politiques de droite.

L’ouvrage (distribué lors de la conférence débat)
A bien des égards, ce texte de 350 pages construit autour de douze chapitres et d’une annexe pourrait infirmer certaines observations précédentes si l’ambiguïté de certaines conclusions ne
venait pas remettre en question les justifications scientifiques initiales auxquelles on peut souvent adhérer.

Son premier mérite est, dès la page 16, de préciser le contexte de la recherche : pourquoi l’Afrique ?

« Pour comprendre la nouvelle conflictualité sociale, qui implique non seulement les quartiers pauvres et immigrés mais aussi les autres segments de la société, il faut s’intéresser de près aux courants migratoires, aux cultures, aux structures familiales. Ce sont précisément les pays africains, appauvris dans les décennies 1980 1990, qui ont nourri les migrations vers l’Europe, et notamment vers la France ».

La relation entre l’origine des migrants et les troubles sociaux n’est pas conjoncturelle mais associée à vue variable culturelle :« s’il y a bel et bien aujourd’hui, dans les quartiers d’immigration, un problème culturel, celui-ci résulte moins d’un irrédentisme des cultures d’origine que des normes et valeurs nées de leur confrontation avec les sociétés d’accueil. Ce sont les conditions de l’expérience migratoire, cette rencontre complexe et souvent douloureuse, tissée de conflits et de frustrations, qui engendrent une grande partie des difficultés ». (ibidem)

Puis poursuivant sur la même veine en détaillant certains aspects de la ségrégation urbaine et des petits arrangements familiaux et locaux qu’ils supposent, l’auteur écrit :

« Faute de tenir compte de ces questions, les pouvoirs publics apportent des réponses à la fois globales et craintives. Obligés de donner des gages à une opinion publique inquiète, ils oscillent entre l’affirmation d’une indifférence de principe à la confession, à la couleur de peau et à la culture d’origine, et des actions ostentatoires pour refouler « les nouveaux barbares » venus du sud. Cette occultation a été largement partagée en France par la droite et par la gauche. On n’envisage pas de lire les phénomènes sociaux en référence à l’origine culturelle. On ne le peut pas [en italique dans l’original] (…) On a ainsi glissé du respect des consciences individuelles et des préférences privées à la dissimulation des faits sociaux ». (page 17).

Cette observation est reprise ensuite selon plusieurs modalités et aboutit à ce déni des cultures qui est formulé ainsi :
« Bref, qui parle de culture ou d’origines ethniques s’expose à des accusations de droite et de gauche. Du coup, cohabitent le silence gêné de ceux qui n’osent pas aborder ces sujets et les simplifications bruyantes des briseurs de tabous professionnels qui ne craignent pas, eux, de s’emparer du terrain abandonné par les premiers. Ce déni de cultures n’est pas seulement le fait de l’opinion courante et du débat public. Il touche également la recherche académique et le monde savant (…) Et là encore, faute de  reconnaître la dimension culturelle des enjeux d’une société postnationale, nous nous trompons souvent sur leur nature, leurs ressorts et les remèdes qui pourraient y être apportés ». (p. 18?19)

Jusque là, rien qui puisse effaroucher vraiment un multiculturaliste d’autant qu’Hugues Lagrange privilégie ensuite une lecture plurielle des migrations, récuse les essentialismes et propose de nettoyer devant nos portes avant de juger les comportements différents. Le moraliste apparaît cependant quand il dénonce « notre incapacité à porter des jugements sur les mœurs qui se développent dans les quartiers (…) séparation des sexes dans l’espace public, réduction de la liberté des femmes et des filles, abandon des pratiques d’un idéal de mixité et d’égalité entre les sexes » (page 20). Il se fait plus systématique quand il justifie son recours à un vocabulaire qui est soit généralement abandonné, comme le mot race (12 fois cité), soit d’usage compliqué comme pour ethnie ou ethnique, identité, ghetto (17 occurrences) ou culture de la pauvreté (8 fois invoquée).

Mais c’est son approche de la notion de culture qui me paraît être « critique », c’est?à?dire révélatrice de sa philosophie nocturne, son idéologie spontanée de savant comme le soulignait Gaston Bachelard. On se souvient de cette phrase fameuse de Goebbels : « Quand j’entends le mot culture, je sors mon revolver ». Quand Hugues Lagrange entend le mot culture il sort le modèle américain de ségrégation racial puis spatial et s’il souhaite s’en protéger en déclarant, par exemple page 24, « on décalque, parfois hâtivement me semble-t-il, les problématiques américaines », il ajoute ensuite « la grande utilité de la comparaison des histoires et des politiques publiques est de construire des homologies ». Sans doute, « ne font-elles pas nécessairement correspondre les éléments terme à terme » (idem) mais elles introduisent ce principe d’unité par non contradiction qui est la signature d’une oeuvre scientifique apparemment maîtrisée.

Et c’est là où on comprend pourquoi le bât blesse. Tout en voulant traiter de la culture dans sa diversité, notre auteur la pense de manière monologique, au risque de reproduire des enfermements qui sont dictés moins par des considérations scientifiques que par des pesanteurs politiques et idéologiques, ce conservatisme bon teint que j’avais aperçu ci?dessus dans ses propos de salon. S’il déclare ensuite renforcer l’empowerment des femmes issues des migrations dans son chapitre IX, s’il conclue sur la nécessité d’une « politique publique attentive aux différences culturelles (par) le développement d’une élite immigrée dans ces quartiers ou à proximité » (p. 333), il bute en fait sur une contradiction entre le principe unitaire de l’Etat et le culte monolâtre qu’il génère et le pluralisme, contradiction qui interdit d’entrer dans ce mode de penser la diversité où tout doit être interprété en termes multiples, spécialisé et interdépendants.

Arrêtons nous sur un passage central de sa conclusion générale :

« (…) en raison aussi de la globalisation économique, les sociétés européennes ont changé. On continue cependant à les penser comme des sociétés nationales, des entités pourvues d’une personnalité historique unifiée. Celle-ci s’est forment atténuée, des strates distinctes, régies par des mœurs distinctes s’y juxtaposent. Chaque pays tend à former une mosaïque composée d’éléments hétérogènes en des arrangements variables » (p. 330) Pour contrer ce processus délétère l’auteur propose une approche qu’on ne peut qu’approuver : « La coexistence au sein de notre société d’une pluralité de traditions et de mœurs, qui interagissent peu, donc s’ignorent largement, invite à repenser le lien civique, ou le pacte social si l’on préfère, dans le contexte de sociétés ouvertes, culturellement hétérogènes, en prenant en compte explicitement cette diversité » (Ibidem).

Formidable se dit?on, l’auteur se serait?il donc converti au multiculturalisme ? Même si la métaphore de la mosaïque est discutable, des perspectives plurales sont proposées. Mais on déchantera bien vite puisque dans les deux dernières pages de son ouvrage, Hugues Lagrange s’en remet à l’État et à son administration pour régler le problème à notre place, en sacrifiant au statocentrisme le plus classique et aux oppositions droit/gauche qui contribuent à la stérilisation du débat politique.

En renonçant à interroger cette contradiction, donc en renonçant au pluralisme, Hugues Lagrange reproduit un déni d’interculturalité, donc de la culture comme question politique et phénomène social complexe. Il y a ensuite dans les différents chapitres des bonnes et de moins bonnes analyses, voire des facilités discutables, critiquable ou insupportables, ainsi à propos des sous?cultures. On y parle de l’Afrique mais je me demande si Hugues Lagrange a fait le voyage ou s’il ne s’est pas contenté de propos rapportés. A chacun de juger. Le lecteur appréciera selon son expérience propre mais il ne pourra trouver dans cet ouvrage le manuel du multiculturalisme que le titre pouvait supposer.

Il est à craindre que, comme moi, il y découvre la confirmation de certains stéréotypes sur les cultures populaires des quartiers sensibles et la reproduction de ce mode de penser unitaire qui est l’obstacle le plus insidieux à la pratique de l’interculturalité. Parmi ces stéréotypes, l’annexe propose, dans « l’estimation des populations africaines » p. 336, une assimilation des Africains d’origine continentale et les « Domiens » ces habitants des départements d’outremer qui sont arrivés en Amériques ou en Océanie dans des conditions de traite négrière ou de quasi servage pour les travailleurs sous contrat de longue durée. Est?il encore possible quand on parle de culture, en ce début du XXI° siècle, de faire l’impasse sur l’esclavage et les traumatismes induits et toujours à vif ?

Comme on le voit, le déni des cultures provoquera encore de nombreuses confrontations et incompréhensions tant qu’on n’aura pas accepté de « tricoter » le multiculturalisme dans le
respect des différences.

Notes

1 COVEA est un groupe de mutuelles comprenant les MAAf, MMA et GMF qui a mis en place, pour le financement de l’institut un fonds de dotation « selon la conviction que tous les hommes sont capables de progresser si le savoir est mis à leur portée ».

2 Les Réflexions du soir sont « des moments d’analyse et de discussions autour d’un écrit récemment publié». Le 15 juin 2010, Claude Allègre avait ainsi traité de « L’imposture climatique ou la
fausse écologie », en mon absence est?il besoin d’ajouter.

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*