26/1/2011 Étienne Le Roy lit Marc Hatzfeld, Les lascars, une jeunesse en colère

Étienne Le Roy : Pour éclairer les rapports des Français à la jeunesse à propos de Marc Hatzfeld, Les lascars, une jeunesse en colère, Paris, Autrement, 2011, préface de René Shérer, 160 p.

Le dernier ouvrage de Marc Hatzfeld est l’occasion de revenir, en l’approfondissant, sur une réflexion récurrente dans la démarche de REGARDS et dont a traité l’ouvrage « Familles et institutions, cultures, identités et imaginaires », Toulouse, Eres, 2009 : non seulement « penser le mineur comme ‘un autre’, mais le penser ‘autrement’ » (Le Roy et N’Diaye, 2009, p. 139-156).

La place du jeune dans la société contemporaine met en cause un problème interculturel particulier, proprement intergénérationnel, et exige un renouvellement global du regard que nous portons sur la partie la plus innovante de la société, celle qui en dessine le futur.

La question relève d’abord de l’ordre du politique, c’est-à-dire de choix politiques (pour la sécurité, l’immigration, la scolarisation etc.) effectués par des responsables qui font passer des bénéfices électoraux à court terme avant l’intérêt général tout en nous les imposant en vertu du principe démocratique de la majorité. Comme Marc Hatzfeld, REGARDS a considéré que les rapports des Français à la jeunesse étaient suicidaires. Mais faut-il en faire porter la responsabilité sur les seuls hommes politiques ? Ne sommes nous pas tous, à des degrés divers, associés à une attitude de démission ? Observateurs des mutations qui affectent des comportements de la fraction la plus jeune de la société, avons nous su expliquer clairement, simplement et objectivement les enjeux et les contraintes de ces mutations, d’une si grande complexité que parfois les mots en perdent. leur capacité explicative ?

Dans une langue simple, selon une rythmique plutôt binaire, dialoguante, sans appareil documentaire imposant et mobilisant plus souvent un film, un roman ou un récit mythique qu’un ouvrage de sociologie, l’auteur a trouvé une bonne longueur de texte pour nous remettre en tête les grands paramètres du problème en nous laissant avancer chacun selon notre petite musique personnelle sur le chemin de la prise de conscience et de l’engagement. C’est donc un ouvrage profondément didactique qui sait éviter le moralisme du café du commerce et les fausses « bonnes solutions » car il n’y a pas, généralement et une fois pour toutes, de bonnes solutions, même s’il y en a de mauvaises parmi celles qui sont expérimentées en France et en Europe actuellement.

Le problème est apparemment simple : la jeunesse est le temps des apprentissages qui va conduire à l’âge des responsabilités. Certains de ces apprentissages reposent sur la reproduction et la répétition car on n’invente pas la roue à tout bout de champ mais d’autres, beaucoup d’autres, voire la majorité de ces apprentissages sous certaines conditions et quand on cumule des handicaps, supposent une transgression, grande ou petite mais qui sert de révélateur d’une identité ou d’une appartenance. Notion centrale de l’ouvrage, la transgression n’est pas définie mais approchée par descriptions successives des divers univers dans lesquels elle se manifeste, la famille, l’école, la rue, le quartier etc. Disons quand même pour fixer les idées et en suivant le dictionnaire Le Robert que la transgression est l’action de passer au dessus d’un ordre, une obligation, d’une loi, tout ce qui est organisé et/ou sert à la reproduction de la société selon un mode éprouvé et majoritairement approuvé. La transgression est nécessaire pour faire évoluer un ordre injuste. Elle est le fait des héros qui peuvent devenir des martyrs de la cause qu’ils servent. Elle est dotée de mille facettes qui, effectivement, rendent toute définition inaccessible : elle a toujours existé (c’est le sens du mythe biblique d’Adam et d’Ève) et elle doit continuer à se manifester pour qu’il y ait une jeunesse, donc un futur à nos sociétés. En outre, et cela fait l’objet de développements plutôt originaux car rarement rappelés, cette génération est celle dans laquelle la force vitale ou l’énergie vitale est à sa capacité maximale d’expansion sous l’effet des changements hormonaux et des expériences transgressives.

Dans chaque société, les manifestations de la transgression ont toujours posé des problèmes qui font l’objet de dispositifs de prévention et d’encadrement qui seront occasionnellement subvertis mais selon des modes habituels qui font que la transgression reste inscrite au sein des codes sociaux, de façon plus ou moins réprimée et en lien plus ou moins net avec la criminalisation de certains de ses membres. Qui ne se souvient des « mauvais garçons » de François Villon ?

La société moderne a, entre autres prétentions, cherché à « civiliser » cette fraction « sauvage » du corps social, en particulier quand au critère de la jeunesse se joignaient la pauvreté et une condition juridique d’étranger. Au prix de beaucoup d’artifices, on a ainsi cru, durant le second XIX° et le premier XX° siècles que la transgression n’était plus un problème collectif et était réductible à des actes individuels dans une perspective d’éducation et de réhabilitation. Marc Hatzfeld rappelle en particulier le sens de l’ordonnance de 1945 sur l’éducation surveillée faisant de l’éducation de primat de l’intervention de la justice. Mais il y avait ici une erreur d’appréciation quant à la nature du corps social qui ne se réduit pas à n’être qu’une « société d’individus », même si l’individualisme y est devenu dominant. Pas partout cependant et en particulier quand les apprentissages supposent des reproductions mimétiques, des modèles et des ensembles pour en assurer la cohésion. La jeunesse est naturellement et nécessairement sujette à des phénomènes d’agrégation en collectifs plus ou moins visibles et repérables, ce que les Anglais dénomment corporate groups, des groupes « en corps », qui font corps en particulier dans des réactions de défense et la défense des territoires devient de plus en plus un enjeu transversal à tous les comportements.

A cette perte de repères immémoriaux viennent s’ajouter des mutations qui affectent les comportements dans leur globalité, la montée des inégalités, la question du climat et de l’environnement et la dévalorisation du travail, ainsi que la peur que l’on croyait chassée par une société de l’abondance. Marc Hatzfeld y ajoute un phénomène qui lui parle particulièrement, une culture générationnelle (musique, vêtements, consommation, attitudes devant la vie) qui se mondialise avec des apports des cinq continents et des échanges, par le net en particulier, qui ne doivent plus aux autres générations et ainsi introduisent l’hypothèse d’une autonomie générationnelle qui pour certains débouche sur de futures ruptures. Et c’est ici que les choses peuvent s’emballer. À partir de la débrouille comme référence générationnelle commune, plusieurs parcours peuvent apparaître et, vu la porosité des frontières entre transgression, désobéissance et délinquance, les vies de ces jeunes peuvent basculer d’un extrême à l’autre, fruit de contradictions dont ils ne mesurent pas la portée et qui peuvent les emporter. D’où l’importance de la seconde chance et une approche éducative qui doit être constamment privilégiée même s’il faut « surveiller et punir », sanctionner et éduquer.

Sur ces itinéraires de transgression, l’auteur apporte des témoignages d’autant plus captivants qu’il montre les grandes sensibilités des équipes éducatives à la maîtrise de ces enjeux et, pour qui ne connaît pas le travail au jour le jour des éducateurs, quelques coups de projecteur suffisent à illustrer l’humanité, la générosité, la compétence de ces travailleurs sociaux intervenant « dans l’ombre de la loi ».

Car il y a la loi et c’est là où la crise devient réellement menaçante car les références que mobilisent, pour faire simple, le parti de l’ordre, en particulier la police, et le parti de la transgression libertaire sont contradictoires et extrémistes chacun dans son domaine, poussant dès lors à un affrontement bloc contre bloc dont on ne sort jamais facilement ni sereinement.

Marc Hatzfeld parle de malentendus à propos de la loi, soulignant que pour les jeunes (et pour une assez large fraction de la société française) la loi est réputée peu protectrice et injuste et qu’ainsi la religion de la loi que suppose notre conception de l’État de droit est « dévaluée », voire récusée. Je crois que ces malentendus cachent d’autres problèmes, qui peuvent être vertigineux. Je suis ainsi convaincu que la conception positiviste du droit que mobilise le parti de l’ordre est obsolète en reproduisant une vision unitariste et étatiste de l’organisation sociale qui n’est plus valable en société transmoderne, c’est-à-dire où on doit conjuguer ensemble, la prémodernité et la postmodernité tout en gérant l’héritage moderne dont on ne peut se défaire comme on change de chemise. Je suis donc convaincu que seules des lectures pluralistes des phénomènes d’appartenance sont susceptibles de rendre justice à une telle complexité.

« Une des particularités de la loi dans les catégories populaires de l’Europe contemporaine tient à ce que s’y superposent de façon concurrente plusieurs légitimités de la règle. Tel est l’effet du caractère « ondoyant » et « chatoyant que nous relevions plus haut [respectivement chez Michel de Montaigne et Maurice Leenhardt] : règle de famille, règle du quartier, règle de la République, règle de l’Islam interprété, règle de la bande, règle de l’école. Aucune de ces règles dont chacune est fondée ne jouit d’une autorité susceptible d’effacer ses concurrentes. Entre légitimités, chacune joue de son capital d’autorité. (…). La légitimité d’une règle résulte d’un faisceau d’autorités diverses et souvent contradictoires »  (Hatzfeld, 2011, p. 112-113).

Je suis également convaincu que le renouveau de l’idée d’une démocratie participative sur laquelle nous travaillons à REGARDS passe par une plus grande sensibilité aux attentes qu’expriment nos concitoyens et, en particulier, sa marge la plus excentrée : « La loi n’est pas au rendez-vous de la rencontre avec la jeunesse. Elle s’épuise en effets de spectacle, refuse sa protection aux pauvres, se livre à des injustices flagrantes et se met même au service d’une surveillance perverse des pauvres soupçonnés de délinquance avant même de passer à l’acte. C’est moins le contenu de la loi qui est en défaut que ses détournements d’usages et de nature. La loi n’est pas une parole ordinaire et, comme telle, elle demande de la considération qui, dans une société fondée sur l’état de droit permettrait seule d’affronter le malentendu et de sortir enfin de la nasse » (2011, p. 129).

Comme la jeunesse, la loi demande de la considération, du respect, même comme l’exigent tous les protagonistes, de la confrontation. C’est au nom de ce respect que l’auteur énonce ses trois propositions conclusives :

-« Il n’existe aucune évidence dans la forme, la force, le sens et le contenu de la réponse sociale (…)

– Chaque acte transgressif est absolument singulier par l’intimité qu’il tisse entre les ressorts secrets de la transgression et l’opacité relative de la règle sociale. (…)

-La réponse sociale doit s’adresser au transgresseur comme tel (Hatzfeld, 2011, p. 150-152). Et c’est là où l’histoire de la vie en société recommence.

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