2 avril 2010 Le retour des TCC ? Beaucoup d’agitation pour une souris bancale

Le rapport intitulé « Nouvelles approches de la prevention en sante publique; L’apport des sciences comportementales, cognitives et des neurosciences » a été remis à Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d’État à la Prospective et au Développement de l’Économie numérique, le 16 mars 2010

Le titre de ces travaux, coordonnés par Olivier Oullier et Sarah Sauneron laissait craindre une analyse aussi contestable que le fameux rapport de l’INSERM de 2005 sur le dépistage précoce des troubles de conduite, qui a eu le retentissement que l’on sait.

Heureusement, il n’en est rien, et il faut souligner l’honnêteté des chercheurs qui se sont mis à l’ouvrage dans leur relation des « avancées » que représenteraient ces techniques cognitivo-comportementales (TCC). Ils concluent que, finalement, la réflexion sur ces techniques n’aurait permis que de jeter un coup de projecteur sur des faits constatés depuis longtemps. Mais il n’est peut-être pas inutile de décortiquer un peu ce rapport, au cas où des journalistes pressés n’en aurait une lecture trop superficielle.

Dans leur introduction, les auteurs pointent l’objectif : « Dépasser l’homme acteur rationnel » et citent Obama qui aurait créé le « concept de « nudge » qui désigne des stratégies comportementales simples mais efficaces, utilisées en politiques publiques pour améliorer la santé et le bien-être des individus. » Ou ailleurs : « C’est ce que Richard Thaler et Cass Sunstein qualifient de « nudge », que l’on pourrait traduire par l’action de « pousser du coude » pour amener quelqu’un à faire quelque chose… Et surtout de bons choix pour lui-même. »

Le décor est planté, l’acteur rationnel passé de mode laisse entendre que quelque chose de nouveau se profile, mais aussi la citation d’Obama, figure incontestée du progrès social valide dès le départ la démarche de « pousser du coude ».

De quelle prévention parle-t-on ?

Pour justifier une analyse économique défavorable à la prévention, les auteurs incluent toutes les prescriptions et tous les dépistages dans les coûts de la prévention, questionnant donc leur rapport coût efficacité. Ils ne parleront de comportements qu’en deuxième instance, et en se concentrant sur les grandes campagnes de masse d’information, considérées à juste titre comme faiblement efficaces et excluantes.

Aucune allusion n’est faite à la prévention de proximité, qu’elle soit sanitaire ou éducative !

Dans quel monde ?

L’intervention de Cary Cooper, du forum économique mondial donne bien le ton de la représentation qui préside à toute cette réflexion : celle d’un mécano mondial articulé de haut en bas, où le choix de l’individu se dissout dans une doxa non questionnable. D’abord l’éternel discours de consensus simulé : « coalition pour l’action, convergence public-privé, conviction du bien fondé de la lutte contre les maladies chroniques » Ensuite, les affirmations un peu péremptoires mais assez creuses : « Les mesures prises pour la prévention en santé publique ne peuvent se limiter à des actions au niveau individuel, d’autant plus lorsqu’elles concernent les maladies chroniques. Pour être efficaces, elles doivent faire le lien entre l’individu et la société à l’échelle nationale et internationale car aucun pays n’est épargné. » Puis une réaffirmation qu’il va y avoir du neuf : « Or les modèles économiques standard basés sur la rationalité des agents ont montré leurs limites dans ce type d’exercice. »

Est-ce-à dire que les acteurs ont des velléités de faire leurs propres choix ? Ce qui ne semble pas au goût de tout le monde : « Par exemple, les sciences comportementales pourraient aider à favoriser l’élaboration de relations de confiance entre les employés, les dirigeants, et les institutions qui préconisent des changements. » (On se demande ce que serait devenu le vaccin contre la Grippe H1N1 avec de telles techniques)

Une conférence est programmée en septembre 2010 à Abou Dhabi, pays qui coordonne l’élaboration d’un indice de santé et de bien-être, afin d’« inciter à un engagement plus fort en matière de santé et de bien être. »

Même si elle n’est ici que parole verbale, cette vision mythique du pouvoir absolutiste d’organisation des corps est heureusement bien loin de la réalité des personnes faisant des choix auxquels nous sommes quotidiennement confrontés.

De quels acteurs parle-t-on ?

Oullier et ses collègues partent du constat très juste que l’économie dans ses modèles s’est fourvoyée en omettant la psychologie individuelle et font le constat que l’homo economicus rationnel et utilitaire n’existe pas. Cependant, au lieu de questionner le fondement même de l’économie, ils en définissent une nouvelle branche : « l’économie comportementale. »

Dans ce cadre, ils décrivent le concept de paternalisme libertaire lequel, malgré tout ce que le mot « libertaire » laisse entendre en termes d’autonomie de choix (charte éthique d’Ottawa et d’éducation pour la santé), reste bien paternaliste donc dirigiste et culpabilisante sous la bannière : « Orienter les choix des individus afin d’améliorer leur bien être ! »

Les exemples cités sont tous des petites manipulations plutôt gentillettes :

  • Afficher les statistiques de réutilisation des serviettes dans les salles de bain d’hôtel pour inciter les gens à faire comme les autres,
  • Mettre un autocollant d’une mouche au centre de l’urinoir pour éviter les projections (l’homme viserait la mouche),
  • Mesurer l’influence de la présence d’odeur de produits de nettoyage sur les comportements de maintien de la propreté,
  • Inciter financièrement au changement en restituant une somme d’argent prélevée au préalable aux personnes parvenant effectivement à moins manger ou à s’arrêter de fumer,
  • Inverser les obligations en notant la meilleure efficacité d’avoir à déclarer sa non volonté de prélèvement d’organes plutôt que devoir déclarer sa volonté,
  • Insérer une chips rouge à intervalle régulier dans le tube de chips pour en réduire la consommation…

Un peu décousu comme inventaire. Certes, nous avons parfois utilisé ces gestes ludiques en support d’éducation pour la santé mais on sait d’une part, qu’ils ne peuvent bouleverser les comportements et surtout que leur effet s’use dans le temps. Le rapport est lointain entre la décomposition de ces gestes simples et la complexité du rapport individuel à son alimentation, à son tabagisme.

De quel cerveau parle-t-on ?

O Oullier et Sarah Sauneron, dans le chapitre 4 décrivent avec précision les méthodes employées en imagerie médicale et en montrent très honnêtement les limites et les abus d’interprétation. Ils dénoncent le neuromarketing : « « jouer la carte des neurosciences » s’est avéré une stratégie payante car les sujets (y compris certains ayant une formation en neurosciences cognitives) étaient plus convaincus quand l’image du cerveau ou l’explication scientifique accompagnaient le propos ; un phénomène qualifié par certains de « neurophilie explicative » grâce à « l’aura du cerveau » ».

« Il convient donc de faire la différence entre le neuromarketing du secteur privé et ses promesses et les neurosciences du consommateur qui sont un champ scientifique académique rigoureux et prudent. Ce point n’est pas trivial. Il peut s’avérer nuisible pour la recherche académique si les neurosciences sont assimilées par l’opinion publique au seul neuromarketing, l’une de ses déclinaisons les plus médiatisées, promu souvent sans retenue par certains industriels. »

Plus loin, pourtant, ils n’emploient pas le conditionnel et affirment : « Tous ces arguments invitent à repenser les outils de communication traditionnels. Dans cette perspective, les neurosciences peuvent aujourd’hui aider à mieux comprendre le consommateur en offrant des données parfois moins subjectives que la verbalisation et permettant une nouvelle forme de quantification. » Et d’inventer le concept d’« émorationalité » pour traduire la combinaison des émotions et de la rationalité dans la production des décisions humaines (tout en disant en notule de bas de page que « rationalité » et « émotions » ne sont pas des concepts scientifiquement validés).

Dans les chapitres qui suivent, référence est faite à l’homo consomatus, l’homme qui consomme et auprès duquel se focalisent toutes les attentions des équipes, les débouchés industriels étant évidents, mais peu accessible à la prévention. Les recherches citées mesurent les degrés de lecture, de mémorisation qui auront un impact lorsque le consommateur sera confronté à la marque. Tout une partie, rédigée par la députée des Bouches du Rhône Valérie Boyer est consacrée à la critique des campagnes publicitaires, face à une industrie aux moyens considérables et recommande une véritable interdiction des publicités pour les aliments trop gras, trop salés, trop sucrés, en constatant que « l’autorégulation montre ici une nouvelle fois ses limites ». Les TCC sont absentes.

 

Le chapitre 10 sur l’obésité, en revanche, rédigé par Sarah Sauneron, Virginie Gimbert et O Oullier est plus explicite, consacrant une page entière sur les déterminants génétiques de l’obésité (tempérée là encore par une note de bas de page bien discrète: « 4 Prédisposition ne signifie pas causalité directe. Cela veut dire qu’un terrain génétique propice existe et que, de fait, la personne sera plus encline à devenir obèse à cause d’un environnement obésogène par exemple. Mais il se peut aussi qu’une personne ayant ces caractéristiques génétiques ne souffre pas d’obésité. ») Si discrète qu’on n’en remet pas en cause dans le corps du texte la plausibilité de cette cause génétique, donc individualisable dans le cerveau de l’obèse, donc a priori accessible aux neurosciences…

Néanmoins, concrètement, ils observent peu de réelles avancées puisque les sciences comportementales sont invoquées pour « révéler que les processus de décision de consommation ne satisfont pas les axiomes des théories économiques standard »!!! Ce qu’on savait depuis assez longtemps…

Les neurosciences le sont, elles, pour « illustre[r] comment la présentation avantageuse d’un aliment dans une publicité, modifie l’activité des zones du cerveau qui contribuent à la préparation de l’action motrice et à la sensation de plaisir lors de sa consommation » Ah bon? Présenter un aliment de façon avantageuse tend à plus le prendre et l’apprécier ? Quelle découverte!

On retrouve ces neurosciences à la fin du texte pour « Les expérimentations en neurosciences seraient là encore à même d’optimiser les impacts du dessin animé [sur les bonnes façons de se nourrir] en apportant à la fois les connaissances et les outils nécessaires à l’évaluation de divers éléments : l’image de l’attachement au héros, le nombre de messages importants à inclure par épisode, les moments opportuns pour le faire, etc », tous indicateurs parfaitement connus des marketeurs.

L’ensemble du reste du chapitre compile des idées intéressantes, nullement nouvelles (interdiction des publicités, éducation au décryptage, etc.) et bien éducatives.

Ouf, on respire, les TCC s’éloignent… Patatras, page suivante (127, déjà!!), on voit qu’il n’en est rien. Une professeure de marketing Hilke Plassmann, y détaille l’apport des neurosciences dans la lutte contre l’obésité. (Alors, ce n’est plus du neuromarketing fustigé auparavant ?)

Mais, encore une fois, ses conclusions sont bien limitées. Certes, ça brille bien dans deux zones lorsqu’on cherche à faire prendre à des volontaires, la tête dans une IRM, la décision d’acheter des aliments au juste prix mais « Autrement dit, en utilisant des stratégies de régulation des émotions, on peut apprendre aux gens à contrôler leur réponse cérébrale aux aliments quand ils doivent faire des choix, et donc faire en sorte de modifier leur comportement » Quelle nouveauté ?

Des études sur le tabac

Financées par les organismes de lutte contre le tabac, ces études montrent que les codes graphiques des marques ont autant de potentialités évocatrices que les marques elles-mêmes, en stimulant le noyau accumbens, et les auteurs y puisent la justification de l’interdiction de la publicité (!). De même de très longs développements sont faits pour questionner la pertinence ou non des images chocs sur les paquets de cigarettes. Jusqu’à la stimulation du noyau accumbens (encore !) qui aurait, dans le cadre de traitement d’autres pathologies, démontré son efficacité dans le sevrage tabagique.

Là encore, on revient à une relation manichéenne entre la personne et la tabac : fume ou pas, alors que les étapes de Prochaska ont bien montré la complexité de cette relation, et ce contrairement à l’affirmation des auteurs que « Les travaux expérimentaux en neurosciences nous fournissent un ensemble de données que les méthodes traditionnelles d’analyse du comportement du consommateur n’ont pu apporter. »

Sur les produits toxiques

Le chapitre 8, consacré aux ingestions accidentelles de toxiques du fait de logiques mercatiques qui orientent leur packaging dans des imitations de produits alimentaires, aborde la neuro imagerie pour vérifier que les centres gustatifs s’allument effectivement à leur vue, et que les stimuli olfactifs permettent d’accroître l’attractivité de produits. Si la recherche multisensorielle (des bouteilles gravées alerteraient tactilement du danger…) semble intéressante, l’apport des neurosciences là encore est nul.

A quoi cela correspond-t-il ?

Contrairement à l’acte d’achat, les comportements dits « de santé » sont des comportements largement anti-consommation : ne pas manger trop, ne pas acheter de cigarettes, ne pas prendre le taxi, mais marcher, etc., qui ne partagent pas forcément les aires et modalités d’attention et de mémorisation marketing. La recherche marketing ne peut donc être entièrement transposable.

En outre, les auteurs eux-mêmes dans leur conclusion soulignent que « qu’il s’agisse d’habitudes alimentaires comme de comportements à risque, les différences culturelles sont manifestes. » Et, comme on n’a pas (encore) pu mettre en évidence de brillance culturelle, le cerveau ne peut donc pas se réduire à une succession de flashes en IRM.

Oullier et al posent la vraie question : « Enfin se posent les questionnements éthiques en lien avec le paternalisme libertaire. A-t-on le droit d’orienter le comportement des citoyens ? Il faut rester vigilant à ce que les volontés d’inciter pour le bien de chacun ne se transforment pas en désirs de contrainte. Tant que le citoyen restera l’architecte de son choix, on peut penser que oui. Autrement dit, tant qu’il sera informé de la méthode et qu’il aura la possibilité de choisir une voie qui n’est pas celle vers laquelle l’oriente le nudge, cette politique pourra être légitimement appliquée. »

Sauf qu’un tel dispositif, s’il s’avère efficace à long terme –ce dont heureusement on peut fortement douter- porte en lui les germes de son autoreproduction dont aucun pouvoir en place ne pourrait se priver, quel que soit son parti-pris démocrate. Le pouvoir sera donc pris par les communicants TCC, ce qu’admettent Oullier et ses collègues en écrivant, sous l’ironie, que « les sciences comportementales ont une première tâche à remplir : trouver les nudges qui convaincront les administrations de les considérer en politiques publiques. »

La conclusion des auteurs est donc particulièrement prudente et lucide sur les limites des progrès apportés par ces nouvelles sciences, et, si on peut douter de leur affirmation qu’elles « constitueront un enrichissement épistémologique considérable », surtout on ne peut pas leur faire le crédit « d’attirer l’attention sur des hypothèses autrement négligées ». En effet, les auteurs, très honnêtement décrivent l’impérieuse nécessité d’inclure cette réflexion sur le cerveau dans un environnement social et culturel, et d’engager ne réflexion éthique approfondie.

Laissons leur le dernier mot:

« En outre, souvent est avancé l’argument que les données issues de ces disciplines ne font que confirmer l’évidence. Le bon sens suffit… en théorie. Mais alors posons-nous cette question : s’il était connu que certaines mesures ici suggérées étaient à la fois accessibles et optimales, pourquoi ne pas les avoir appliquées avant ? Peut-être parce que les sciences économiques ont régné de façon hégémonique, et souvent malgré elles, sur un secteur qui certes les concerne mais touche avant tout l’humain dans toute sa complexité. »

Les acteurs des diverses structures d’éducation pour la santé de proximité, depuis longtemps armés méthodologiquement et conceptuellement sur ce champ, depuis longtemps en bute à une totale surdité des administrations quantitativistes, apprécieront qu’en ce haut lieu stratégique, leur pensée soit ainsi enfin reconnue.

Étonnante honnêteté de ce rapport de recherche qui conclut, certes indirectement, sur la faible pertinence concrète du champ qu’il voulait étudier, et sur la nécessité de reconsidérer l’humaine condition.

Cette démarche au demeurant n’est pas isolée car des travaux similaires (mais en séminaires fermés) portaient sur le droit et la crise financière. N’étant ni juriste, ni financier, je me garderais de toute analyse, sauf à constater que la même modélisation mathématique voudrait expliquer globalement les agissements humains. A tout prendre, accepteriez vous de monter dans un avion dont toutes les pièces et l’assemblage auraient juste été calculées sur le même modèle de base et n’auraient aucunement été testées dans le monde réel ?

Et cette chasse effrénée à l’humain que fait la technoscience dans le réel, me fait penser à ce nouveau « Grand Système » que Balandier pressentait en 2001 dans son ouvrage éponyme, dont « le risque suprême [..] est celui de la régression barbare du vivre, dans un monde pourtant suréquipé ».

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