10 avril 2009 : actes et paroles : l’impossible pixélisation de l’humain

Déjà l’an dernier, la réduction mathématique de la différence culturelle faisait l’objet d’une humeur guyanaise (ax2 + bx + c sont dans un bateau). Mais les réflexions actuelles engagent à aller plus loin.

En effet, ce n’est pas un hasard si, en 2009, tous les secteurs au contact des « vrais gens » partagent la même préoccupation de perte de légitimité, voire de perte de sens de leur action. Les juges, les psychiatres, les éducateurs, les travailleurs sociaux, les médecins, tous ceux dont la mission est l’interfaçage entre institution et les individus sont en crise. Renvoyer les raisons de cette crise à l’autre crise, la financière ou encore à un seul gouvernement semble bien réducteur à l’égard d’un mouvement qui puise ses racines dans les évolutions idéologiques mais aussi, et c’est le propos de cette humeur, technologique.

Qui n’a eu cette expérience de rentrer dans une salle de profs, un centre social, un centre médico psycho pédagogique, une association d’accueil, etc., et d’y ressentir immédiatement le poids des regards sur l’intrus? Les corps un peu courbés, épaules en avant, en position de défense que traversent de légers frissonnements destinés à prétendre une certaine faiblesse, la tasse de thé d’une main, des clés (on ne sait jamais de quoi) dans l’autre, vont et viennent, adressant un sourire poli et légèrement condescendant. Une fois l’effarouchement d’accueil passé, les fesses calées dans des fauteuils, le discours peut s’engager. Et c’est dès lors une longue suite de justifications, de légitimations, au nom d’une éthique que, muet, vous n’avez pas même questionnée. Coquille fermée, dans un repli obsidionnal (à l’époque de la fermeture du Centre International de l’Enfance et de la Famille, ce mot traduisant la forteresse assiégée nous était renvoyé, à très juste titre), teinté d’un certain mépris face à ceux qui ne sont pas sur le terrain et ne savent pas de quoi ils parlent et qui promeuvent des techniques qui sont contraires à l’éthique et qui veulent prendre le pouvoir et qui nous dérangent dans nos habitudes et qui et qui… Dialogue impossible, échange interdit, renvoyé dans les cordes de sa crasse ignorance à grands coups de citations de gourous et écrivains tous plus méconnus les uns que les autres, l’intrus ne peut qu’en concevoir amertume et désir de vengeance. Et c’est là, dans cette rancœur vécue dans le retour au bureau, que depuis 20 ans s’est noué fil à fil le tissu qui aujourd’hui étrangle ce secteur de l’interface.

On imagine très bien le raisonnement que peut se tenir cet intrus face à son clavier d’ordinateur. Au mieux, la bienveillance et la compréhension organisent la confiance. Mais il en est qui tenant les cordons de la bourse, ont d’autres propos. Le dialogue n’est pas possible, je suis trop inculte pour comprendre, mais tout ça ça coûte des sous, et il faut quand même communiquer pour en contrôler l’usage, alors trouvons-en les moyens.

La technostructure s’est ainsi progressivement emparée du social en y injectant les outils de l’économique. Au départ, il ne s’agissait que de vérifier que l’argent ne filait pas dans les poches du margoulin de service, mais progressivement, ces outils sont devenus la base de l’interface entre les institutions et les travailleurs sociaux. L’informatisation des organisations n’a pu que renforcer la tendance, elle-même auto légitimée par l’informatisation qui donnait des résultats, produisait des tableaux intelligibles par tous, et publiables dans les revues à comité de lecture et à fort « impact factor ». Les carrières purent briller sous les projecteurs de ces chiffres, les solutions purent se simplifier autour de définitions de plus en plus fines, précises, délimitées, de ce que les personnes donnaient à voir à l’institution, cette dernière finissant par ne plus rien apercevoir qui ne rentre dans son regard informatique. De proche en proche, ainsi, s’est constituée dans l’ensemble de l’interface, une pixelisation du travail social (au sens large de l’interface), lequel s’est décomposé en une infinité d’actes nomenclaturés, intégrables dans les circuits binaires de la puce, traduisible dans tous les codes linguistiques, décomptables, évaluables, protocolisables, mesurables dans leurs effets et leurs coûts. Toutes les démarches qualité, les certifications, les évaluations des pratiques professionnelles, les audits reposent sur ce langage de la gestion qui devient le seul audible et surtout le seul légitime.

L’intrus a repris le pouvoir! Quelle revanche. Certes, parfois il se trouve lui-même en situation d’usager, ou de proche d’usager, et constate que rentrer dans des cases, ça fait mal aux rondeurs. Alors de temps en temps, l’idée d’une transversalité émerge, les mots magiques de décloisonnement, guichet unique font fureur, mais le combat est trop inégal. Un Euro est une entité limitée, elle, bien structurée avec un début et une fin. Avant lui c’est bénévole, après lui, c’est déficit. Alors la technostructure imagine des interfaces de plus en plus sophistiquées, de plus en plus technicisées, de plus en plus informatisées, réduisant le contact humain entre opérateurs et bailleurs à sa plus simple expression monétarisée.

Et cette tendance s’étend au travail d’interfaçage lui-même, interposant un écran entre l’institution et l’usager. Fleurissent ainsi dans les espaces d’accueil les guichets automatiques pôle emploi, carte vitale, certains d’entre eux étant même doués de la parole, et ce contre sens symbolique vu en 2008 à Paris :

On voit bien ici la conception de la relation entre l’institution et l’humanité voyageuse avec la caméra vidéo, le guichet vert qui entend apporter un service de qualité à une interrogation orange personnalisée par un boubou renforçant tous les stéréotypes afférents!

Mais, sur le terrain, des femmes et des hommes continuent à voir des femmes et des hommes, Et chacune et chacun réalise bien que pixéliser n’est pas jouer, que nous ne sommes pas (encore, car il semble que ce soit dans les tuyaux : Paul Allen (co-fondateur de Microsoft) : Cartographier l’humain, établir un atlas du cerveau, Courrier International The Economist décembre 2008) réductibles au langage et à la culture Windows®, et souffrent de ce qu’ils perçoivent au sein de ce système comme injuste, inefficace et pour tout dire extrêmement violent dans leurs relations avec les personnes.

Alors mesdames et messieurs les interfaceurs, la prochaine fois qu’un être singulier pénètre dans votre espace, de grâce n’alimentez pas la technostructure en vous repliant sur votre tasse de thé et votre trousseau de clés, en affichant des postures pseudo éthiques, condescendantes ou des affirmations professionnelles un peu péremptoires, vous risqueriez de voir votre exercice et votre mission se transformer dans sa phase ultime : celle du guichet automatique.

Voir la suite le 24 juin 2009

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