14 mars 2009 Santé et utilitarisme

Intervention à l’Assemblée Générale de l’Association Française Magistrats de la Jeunesse et de la Famille du 14/03/2009

Depuis quelques décennies, les réflexions économiques ont envahi l’espace politique. Elles ont mathématisé le monde par des jeux d’équations dont la sophistication croissante prétendait traduire la complexité du réel. Elles ont fini par faire croire à leur omnipotence à l’image de la technosociété, où tout se résout par des constructions, des fabrications, des dispositifs, des médicaments, des innovations,

Ah ce mot magique de l’innovation, les politiques n’ont que cette pensée à l’esprit : il faut en permanence innover, face aux SDF, face aux pauvres, face à la violence, face aux clandestins une seule solution : l’innovation ! L’innovation, l’innovation. Ce discours donne aux politiques l’illusion d’être le sauveur d’un monde qu’avant eux personne ne comprenait, elle permet d’occulter leur impuissance, leurs lâchetés devant le politiquement correct (je pense entre autres aux 15% de rentabilité des actions qu’il était normal de poursuivre naguère ou à la main invisible de régulation du marché qui se trouve aujourd’hui effectivement bien invisible), leur incapacité d’anticiper, en renvoyant leurs responsabilités à des ingénieurs du social, des mécanos de l’institution, qui auront raison du malheur du monde. Tout en utilisant la terreur comme outil de contrôle de leurs troupes.

Derrière la bannière de l’innovation, les hôpitaux ont vu leur budget se caler sur une logique dite de T2A, tarification à l’activité, plaçant le patient derrière l’activité de santé qu’il génère. Ce qui veut dire que chaque action de santé, tout comme les actions à la Bourse, a une cote, et toute action non prévue est réputée ne pas exister car les gestionnaires sont dans l’incapacité de la budgéter. Prendre la main du patient doit faire partie du protocole de qualité de prise en charge de la pathologie diagnostiquée, publié par la Haute Autorité de Santé (HAS), mesuré par l’Évaluation des Pratiques Professionnelles (EPP) pour avoir sa place dans le dispositif.

Toujours dans l’innovation, l’actuel projet de loi portant réforme de l’hôpital et relatif aux patients, à la santé et aux territoires, donne à l’ETP une certaine place, non pas en humanisation des rapports soignants mais en tant que technique « conforme à un cahier des charges national dont les modalités d’élaboration et le contenu sont définis par arrêté du ministre chargé de la santé. » Le reste est un nouveau mécano administratif tentant pour la nième fois de regrouper, rassembler, rationaliser…

Au passage, la seule instance de démocratie sanitaire, la Conférence Régionale de Santé s’est vue remisée au statut de « participant par ses avis, à la définition de la politique régionale » « Organisme consultatif dont les modalités seront fixées par décret! » Je n’ai pas le temps d’expliciter la savoureuse ironie de cette relégation qui témoigne bien de la place accordée à la parole des professionnels dans l’élaboration des politiques! Elle sera votée en urgence mercredi… simultanément à la loi pénitentiaire, elle aussi en urgence au Sénat! Au secours Michel (Foucault)!

Il faut rappeler qu’en santé, l’innovation va bon train. Les lois de santé publique se multiplient avec le nouveau millénaire: 2002 et les agences de santé, 2004 les GRSP et les 104 priorités, 2009 avec les ARS, que de réorganisations! Mais derrière les mécanos de l’institutionnel, autant dire que ça rame pour tenter de suivre! Les associations se battent pour les miettes de crédit, les appels à projet annuels se multiplient, les CDD et les stages remplacent les professionnels, les rivalités et les compétitions s’aiguisent, là où des coopérations devraient se construire.

Cependant, il faut savoir décrypter les ressorts de ces réflexions car la France n’est pas seule dans cette galère! De fait, l’analyse économique qui sous-tend ces décisions repose sur une certaine vision de la science qui mobilise exclusivement les techniques quantitatives épidémiologiques. Les sciences humaines, réputées molles, n’ont pas de prise sur ces mécanismes dont la vertu cardinale est la significativité statistique.

C’est l’évidence based medicine, la médecine par les preuves, immense base de données d’où la HAS française tire ses recommandations de bonnes pratiques. Certes, on ne pourrait que se réjouir de la bonne utilisation des fonds publics, de la mise en place de procédures accrues de contrôle de l’efficacité au moindre coût des procédures utilisées, certes, si l’on pouvait être surs que les intérêts de la technostructure en étaient totalement absents.

Surtout, contrairement à ce que certains politiques affirment, en matière de santé, les choses sont un peu plus complexes que la fabrication de voitures ou la construction d’un pont et un hôpital n’est pas qu’une usine à soins, car on touche du vivant, du sensible, et plus délicat encore, du même.

On oublie ainsi que la relation soignant-soignée mobilise par nature des éléments irrationnels, l’empathie, la prise de possession de la souffrance d’autrui, l’écoute et un certain mystère. Même les plus irréductibles utilitaristes de la médecine par les preuves le reconnaissent en tentant d’évaluer en triple aveugle l’efficacité de la prière d’intercession.

C’est cette parole d’empathie que les professionnels de santé tentent de faire valoir, de mettre en avant lorsque il s’agit de travailler l’éducatif, le relationnel, et donc de trouver le temps et les ressources pour le faire. Les méthodes existent, les techniques en sont tout aussi éprouvées que celles de la greffe cardiaque, sans être aussi finement protocolisables, car je ne parle pas de tous les charlatanismes qui s’engouffrent dans cette vacance de sens que la médecine actuelle a laissée béante. Leur principal péché est d’être évaluables par les sciences humaines, non ou faiblement quantifiables…

Mais, peut-être surtout, elles ne mobilisent aucune technologie lourde et onéreuse, donc ne présentent aucun intérêt pour la technostructure, voire pire peuvent saper ses fondements d’une spirale permanente de progrès inéluctable, pour renouveler les équipements, les formations, les personnels, investir dans des machines, des outils, des bâtiments toujours plus techniques, toujours plus clinquants, toujours plus chers…

Et ça, sans doute, les politiques ne peuvent se permettre de l’envisager.

Stéphane Tessier

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