14 janvier 2009 Bonne année Darwin ! Et l’interculturalité, b… !

La coïncidence des dates fait qu’à peine achevée l’année européenne de l’interculturalité, s’ouvre l‘année Darwin commémorant à la fois le bicentenaire de sa naissance et le 150° anniversaire de la publication de son ouvrage majeur : « On the Origin of Species by Means of Natural Selection, Or, The Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life » traduit en français par Clémence Royer sous un titre sensiblement différent : « De l’origine des espèces ou des lois du progrès chez les êtres organisés. »

Bien au-delà du débat archaïque des créationnistes, ce télescopage offre des perspectives étonnantes de réflexions sur une théorie dont l’usage dévoyé a engendré de considérables fractures humaines. Certes, n’étant pas historien des sciences, on se gardera de prendre position sur des points d’interprétation de la théorie (est-ce Darwin ou ses contempteurs qui en a déduit tel ou tel aspect ?), mais plutôt de trouver les traces actuelles que le sous titre original : « The preservation of favoured races in the Struggle for life » a laissées, quelle que soit l’intention originale de Darwin, ou celles, aussi louables et sensées soient-elles, des actuels scientifiques qui s’en revendiquent.

Le dévoiement est, entre autres, de deux ordres :

En premier, Darwin s’occupait de flore et de faune, et s’il a extrapolé sa démarche, c’est en suivant le courant des réflexions baignant le XIX° siècle qui hiérarchisaient les races humaines. Les exemples littéraires sont trop nombreux pour pouvoir être listés ici, un des moins anciens étant la version originale de Tintin au Congo. L’essentialisme de la culture, l’entomologisme des études culturelles, qui raccrochent culture avec l’apparence physique (phénotype), donc avec l’origine héréditaire (génotype) font suite à ce type d’analyse.

Le deuxième est d’expérience plus concrète, triviale, qui transpose à un individu des réflexions menées sur une statistique de population. C’est le racisme ordinaire qui se fonde alors sur des données prétendument objectives d’expérience quotidienne. Pour caricaturer la démarche, on peut prendre l’exemple des joueurs de loto. Puisqu’on ne connaît pas de gagnant du Loto qui n’ait acheté son billet, tous les détenteurs de billet du Loto sont donc nécessairement des gagnants.

Suivant la démarche de REGARDS qui explore les traces au quotidien de ce type d’idées, nous allons prendre quelques exemples à différentes périodes de l’Histoire, de publications pas véritablement reconnues et dont la postérité est très variable, mais qui ont été diffusés à leurs époques respectives. Toutes reposent sur le principe d’avantage (censé n’être que reproductif) donné par tel ou tel aléa des propositions naturelles qui est au principe même du darwinisme.

Leur exhumation apparaît une nécessaire œuvre de salubrité mémorielle dans la mesure où leur actualité est renforcée par le récent « tout génétique ». Ainsi prend valeur scientifique l’atavisme des Rougon-Macquart d’Émile Zola dont l’interprétation de Jean Gabin dans la Bête Humaine montre une décision bien darwinienne (mais aussi cornélienne, vu les charmes de sa douce) d’interrompre la fatalité génésique.

Pour mieux se plonger dans la manière de lire de l’époque, la technologie moderne autorise la présentation des textes dans leur jus! Ne nous en privons pas, car cette lecture permet de mieux contextualiser les concepts…

L’autre, le lointain étranger avant Darwin, pouvait prendre des aspects surprenants. Ainsi, l’auteur (on pense qu’il s’agit de Louis Sébastien Mercier) du « Voyage de Robertson dans les Terres Australes » plaçait son discours d’utopie politique (faussement traduit de l’anglais), pamphlet libertaire qui a sans doute inspiré Gébé et son an 01, en Australie, avec des propositions qui donnent à rêver, comme tant de textes de cette époque :

En 1896, Paul de Lilienfeld haut fonctionnaire russe érudit et féru de comprendre le monde, a publié « La Pathologie Sociale » au sein de la Bibliothèque Sociologique Internationale (éditions Giard et Brière à Paris) préfacé par René Worms, grand promoteur de la sociologie organiste et qui en est un reflet intéressant. Dans la préface, Worms resitue son propos et ses divergences à l’égard de Lilienfield qu’il trouve insuffisamment organiciste,

alors qu’on définit cet auteur comme un « darwiniste social », ce qu’il est incontestablement, il affirme que la « Sociologie positive »pourrait y ajouter certains éléments :

Mais à lire l’homologie entre médecine et société, on comprend le projet de rassembler toutes les disciplines « humaines » (on dirait aujourd’hui les sciences sociales) sous la bannière de la « Thérapeutique sociale » ;

Les pages qui suivent ce passage sont toutes à l’avenant du raisonnement.

Plus récent, Les races et l’histoire (Introduction ethnologique à l’histoire) de l’anthropologue suisse très reconnu Eugène Pittard (La Renaissance du Livre, Paris 1924), ouvrage de vulgarisation largement diffusé, ne fait pas allusion à Darwin, et tente même en introduction de s’affranchir de certains abus de raisonnement :

Mais il ne tarde pas à dévoiler le projet politique qui anime sa démarche d’anthropologie physique : la fameuse Eugénique.

Néanmoins, il reste d’une grande prudence dans l’ensemble de son texte, formulant ses affirmations sur le mode interrogatif. Ainsi, à propos de la décadence Mongole : « Serait-ce un exemple que chaque nation porte en son sein à la fois les causes de ses grandeurs et celles de sa décadence ? La qualité zoologique des groupes humains peut-elle être invoquée comme une raison explicative, ainsi qu’on l’a cru si fortement dans le dernier quart du XIX° siècle? » p.386. Le silence sur les populations d’Afrique sub-saharienne est assourdissant mais devient éloquent dès lors qu’on parvient à sa conclusion, laquelle à l’heure où Barack Obama prenait la Présidence des Etats Unis semble ahurissante (je ne sais pas si ce passage a été expurgé dans la réédition « revue et corrigée »de 1953) :

Après cette publication,il fut convié par l’Afrique du Sud à étudier les San,ou encore boshimans pour les francophones.

Encore plus récent, puisque datant de la fin du XX° siècle, ce qui n’est pas si loin, les fameux travaux de Rushton et Bogaert, publiés dans Social Science and Medicine (28, 12, 1211-1220, 1989), revue à comité de lecture qui fait autorité en la matière, renforcée par son anglophonie. Intitulé: « Population differences in susceptibility to Aids: an evolutionary analysis. », soit « Les différences de vulnérabilité au Sida des populations : une analyse évolutionniste », cet article a fait polémique provoquant la démission du rédacteur en chef adjoint de la revue, mais le rédacteur en chef principal a maintenu la pertinence de l’avoir publié « pour des besoins scientifiques ».

Sur 10 pages les auteurs, psychologues de l’université de l’Ontario de l’Ouest au Canada, défendent la thèse que l’épidémie à VIH sévit surtout en Afrique du fait de différences d’évolution entre les Africains, les Blancs et les Asiatiques. Leur argument principal repose sur le parallèle entre la reproduction chez les animaux (séparant les plus prolifiques comme les huîtres, qui ne s’occupent pas de leur progéniture, de ceux qui le sont moins comme les grands singes et qui en prennent soin, selon un rapport « r/K » figuré sur le schéma ci-dessous) et celle présumée de groupes humains classés selon les races.

« Les différences raciales dans les stratégies r/K sexuelles sont prédites par le fait que les populations humaines sont connues pour leur différence dans la production d’œufs. » A l’appui de cette thèse, les auteurs évoquent la fréquence de jumeaux hétérozygotes (double ovulation) qui traduirait la stratégie r ou K du groupe humain. Bien entendu, les « Mongoloïdes ont un taux de 4 pour 1000, les Caucasoïdes de 8 et les Négroïdes de 16. » La comparaison ne s’arrête pas là, comme le montre le tableau qui suit :

(les travaux cités pour le tableau sont ceux des auteurs du même article)

Poussant l’argument jusqu’au bout, ils affirment que « La stabilité maritale, par exemple peut être mesurée par le taux de divorce, le taux d’enfants hors mariage, la maltraitance infantile et la délinquance. Sur chacune de ces mesures, le rang hiérarchique au sein de la population des États Unis, est Mongoloïde>Caucasoïde>Négroïde. »

La cause est donc entendu et la conclusion toute darwinienne sur la reproduction insiste sur la « la seule recommandation importante pour éviter le Sida est de choisir son partenaire sexuel avec beaucoup d’attention: idéalement se limiter à une relation monogamique avec une personne d’un groupe à faible risque après l’avoir testé négativement pour le VIH. »

Au passage, l’homosexualité n’est pas épargnée: « Ainsi, la culture homosexuelle masculine est typiquement du type r et de promiscuité, impliquant souvent de grands nombres de partenaires sexuels et insistant sur l’attractivité de la jeunesse. La culture homosexuelle féminine, d’un autre coté, est plus typiquement de type K, insistant sur des relations stables;, de long terme et monogames avec un système étayant de normes sociales. »

Mais où sont-ils allé chercher tout cela ? est-on tenté de dire, et surtout, comment une revue à comité de lecture a pu laisser passer cela, voire le réaffirmer dans les éditoriaux qui se succédèrent jusqu’en fin 1990. Mac Ewan se justifiait ainsi en dernière extrémité: « Le racisme est par définition un préjugé ;la seule façon de décider si une hypothèse est ou n’est pas raciste est de lui donner la possibilité de se présenter de façon à ce qu’elle soit ouvertement examinée. Seulement alors, si elle est universellement rejetée, devra-t-elle être étiquetée raciste. » (Mac Ewan Scientific racism, comments, S Sc and Med. 1990, 8, 31, p911-912) En d’autres termes, la révision des articles par des scientifiques, décidant de leur publication, n’est en l’occurrence pas un filtre autorisé au nom de la nécessaire confrontation à l’opinion publique. Comme si ces théories et ces affirmations avaient une once de scientificité…

Changeons de millénaire. En 2005, carrément économique, la publication qui suit est d’un darwinisme eugénique parfait :

On revient à l’eugénisme social, moins les pauvres font d’enfant, moins il y aura de crimes. Sauf que des pauvres il y en aura toujours, qu’ils font assez généralement partie des groupes stigmatisés pour leur couleur, et que, damned, ils feront encore des enfants qu’il vaudrait peut-être mieux éduquer pour qu’ils s’en tirent, qu’avorter.

Enfin, terminons par une publication toute récente, dont je tairais les auteurs par délicatesse car ils sont très connus, texte qui s’il n’est pas fondamentalement darwinien dans la mesure où les stratégies reproductives ne sont pas en jeu, n’en éclaire pas moins un certain nombre de de préjugés sur la façon de traiter l’Autre, voyageur en l’occurrence :

« Le sujet est pris dans une sorte de vertige existentiel. Dans cette possible confusion, on peut observer chez les individus une tendance à trouver les événements plus graves, plus agressifs qu’ils ne le sont en réalité. C’est ce que nous explorons avec l’idée de sensibilité spécifique des migrants. On observe soit une hypersensibilité, soi une hypo-sensibilité. Dans le premier cas, le sujet est épidermique et très irritable. La moindre chose lui semble dramatique et/ou persécutrice. Dans le second cas, le flegme, la torpeur, la léthargie semblent dominer sa personne. L’alternance de ces états est possible. On rapprocherait cette sensibilité particulière de celle du nouveau né, ou de celle de l’animal en mue. »

Finalement avons nous véritablement accepté la conclusion de la controverse de Valladolid qui donnait une âme aux indiens, conclusion dont il convient cependant de ne pas oublier le codicille qui récusait cette âme aux africains, justifiant leur traite.

Ironie de l’histoire coloniale de l’Amérique du Sud, la drépanocytose, importée dans les globules rouges africains a offert une nouvelle source de sélection darwinienne inattendue. En effet, ce caractère génétique récessif présent en Afrique sub-saharienne offre une protection contre le paludisme mais, en retour confère une grande vulnérabilité à l’hypoxie, laquelle déclenche des crises de « coagulation » (pour faire vite) du sang extrêmement douloureuses et invalidantes et pouvant être mortelles. Or les mines andines étaient en haute altitude donc en faible concentration d’oxygène, et se sont avérées fatales pour les Africains porteurs de traits drépanocytaires. De fait, les populations afro-américaines du Sud sont établies sur les bandes côtières. Mais l’hypothèse circule que les Indiens des Andes auraient dû leur survie à leur enrôlement dans les mines, rendu obligatoire par cette impossibilité des esclaves noirs importés de travailler en altitude. Avantage reproductif majeur que de résister à 5.000 mètres d’altitude en période de conquista !

Certes, Darwin a incontestablement raison sur le plan zoologique, et il est inutile d’insister sur les avancées de sa théorie. Mais appliquée (surtout par d’autres que lui) à l’Homme, celle-ci s’est avérée épouvantablement destructrice et incapable de traduire la réalité pour la simple raison que l’Humanité doit son développement beaucoup plus à ses capacités de coopération entre les groupes à tous les niveaux, depuis le plus local jusqu’au plus mondial, qu’à la sélection des plus aptes de ses membres. A méditer sans doute dans nos schémas éducatifs.

Non assurément, on aurait bien préféré que l’année du dialogue interculturel vienne après celle de Darwin pour en corriger les effets pervers !

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