3/12/2008 Étienne Le Roy lit Jean-Claude Guillebaud, Le commencement d’un monde

3 décembre 2008 Étienne Le Roy, : Jean-Claude Guillebaud, Le commencement d’un monde, Paris, Seuil, octobre 2008, 391 p.

L’auteur a commencé par être un grand voyageur, puis un romancier avant de devenir moraliste (au sens de la philosophie des Lumières). Le présent ouvrage relève de la prospective et de la recherche interculturelle et c’est à ce titre qu’il doit retenir notre attention.

Passons sur quelques détails qui pourraient arrêter le lecteur plein de bonne volonté. Notre auteur est un peu snob. Il aime donc citer les intellectuels à la mode selon un petit jeu de références croisées qui est très « Rive Gauche ». Il est également amené à référer à ses propres écrits dès lors qu’il reprend ici des thèmes déjà abordés plusieurs fois dans des ouvrages précédents. Il y a donc quelques redites, mais elles sont le plus souvent dictées par un souci de pédagogie qui honore l’auteur. De même, son souci de dater les événements et les « Grands Hommes » qui les ont marqués est un souci louable pour et par ceux dont la mémoire est infidèle.

Cet ouvrage est surtout courageux puisqu’il va à l’encontre d’une tendance bien française, l’auto-flagellation ou l’auto-dénigrement selon les personnalités, poussant chacun à en rajouter dans la noirceur et le pessimisme ambiant pour paraître informé et sembler peser sur le jugement collectif. L’intellocratie à la française est déprimée, anxieuse de n’être plus le nombril du monde et ainsi se réfugie facilement dans les « musées des horreurs » frissons garantis, mais intelligence en berne ! Or, non seulement J.-C. Guillebaud sait regarder la face positive des événements récents, et il y en a beaucoup en dépit des apparences, mais il sait aussi nous faire partager ses découvertes. Je pense en particulier à ce qu’il écrit de deux auteurs dont il vante les apports et l’originalité de la réflexion, insistant pour nous les faire connaître, même si leur approche n’est pas évidente soit par leurs références soit par leur langage.

Le premier auteur est français, historien des institutions et psychanalyste. Pierre Legendre fut professeur à l’Université Paris 1 et, depuis ses premières publications (L’amour du censeur, 1974), n’a cessé d’interroger la généalogie de notre rapport au droit tel qu’il est « fabriqué » à l’époque contemporaine et tel qu’il est détourné ou contourné dans une perspective d’anthropologie portant sur notre dogmatique, nos croyances, ce qui fait de cette recherche sur l’institution de la vie dans nos sociétés une des plus précieuses de ces trente dernières années et aussi une des plus ignorées.

Arjun Appadurai est un anthropologue américain d’origine indienne dont l’ouvrage « Après le colonialisme » emprunte son titre français à un courant de recherches très influent aux Etats-Unis les « Post-colonial Studies » dont on peut dire que l’intérêt de ce courant est à la fois crucial et discutable dans la perspective des recherches françaises sur ce thème. Son apport est crucial en ce qu’il explique que les intellectuels des « Suds » ont accédé à une réelle autonomie de réflexion en rendant compte de phénomènes qui ne sont plus explicables à partir des grands paradigmes du « Centre » (Nous) et qui induisent donc de nouvelles pratiques scientifiques. Une double rupture donc tant dans les objets à étudier que dans la manière de les étudier

Mais sur la scène française, tout ce qui est ici présenté comme novateur a déjà été non seulement travaillé mais publié. Je pense ainsi à un auteur comme le camerounais Achille Mbembé, souvent cité par J.-C. Guillebaud. La recherche d’Achille a été initiée et s’est développée jusqu’à une période récente dans le cadre de la revue Politique africaine et de son paradigme principal introduit par J.-F. Bayard en 1980 du « politique par le bas », condition de toute lecture, en Afrique et ailleurs, des faits originaux de société. Mais la revue Politique africaine et son éditeur Karthala font moins chic dans un salon Rive gauche que les « Post-colonial Studies », avec si possible maintenant l’accent de Chicago. Quoiqu’il en soit, Arjun Appadurai est un auteur intéressant pour nous, « inter culturalistes », en ce qu’il propose certains outils qui peuvent permettre non seulement de penser l’autre, mais de penser autrement. Un axe privilégié de sa recherche est d’expliquer, à partir de sa propre expérience de migrant, que pour les déplacés volontaires ou non, la référence au lieu ou au collectif d’origine, de plus en plus fantasmé, doit composer avec les exigences des réseaux qui structurent le nouvel espace imaginaire. Et, à partir des travaux pionniers de Benedict Anderson, Appadurai construit des néologismes à partir de l’anglais « landscape » paysage, pour identifier ces divers réseaux qui se structurent autour de la position commune qu’occupent des individus préoccupés par une fonction « vitale » à maîtriser . Ce peut être le partage des valeurs du groupe d’origine (ethnoscape), la communication (medioscape), la technique et la production (technoscape) ou les représentations et l’imaginaire (ideoscape). Ce qui est important ici n’est pas cette liste nécessairement imparfaite, mais le fait que son principe de structure est dans l’imaginaire et non dans l’institution et, ainsi que ces diverses perspectives peuvent se compléter au lieu de se concurrencer et de s’exclure .

Car c’est là une des grandes ruptures avec les « vieilles » pensées, modernes, qui, basées sur des principes de contradiction (en particulier le paradigme de l’englobement du contraire mis en évidence par l’anthropologue Louis Dumont) ne peuvent s’accommoder de la pluralité et sont conduites à nier les différences, au risque d’être démenties par la réalité. Car il y a toujours de plus égaux que d’autres, ce qui ne suggère pas de se passer de la démocratie ni d’opter pour la voie « autoritaire » de Singapour ou de la Chine. Il nous faut accepter l’idée que du côté de l’Inde ou du Brésil mais aussi dans les Suds africains il se passe à chaque instant des innovations et des transformations qui interfèrent directement non seulement avec notre présent mais aussi avec l’avenir de nos enfants, dans un monde multipolaire.

Pour nous apprendre à relire ce qui se passe sur la scène du monde, J.C. Guillebaud divise son ouvrage en trois temps, « la séquence occidentale » (XVI°/XX° siècle), « Après l’Empire » (1960 jusqu’à l’époque actuelle) et « une modernité métisse » qui est plus une synthèse qu’une analyse neuve tout en présentant des données originales sur l’Inde et la Chine. On notera que l’ouvrage s’ouvre sur une critique radicale du « choc des civilisations » selon Samuel Huttington et se referme sur un chapitre plus prometteur que le titre un peu racoleur qui lui est donné : « l’Occident province du monde », ce qu’il n’a jamais cessé d’être, sauf pour les imbéciles, mais il est vrai qu’ils sont nombreux dans ce domaine et pas seulement chez les Néo-conservateurs américains..

Entre les deux, le lecteur rencontrera des trésors d’intelligence correspondant à ce regard de grand voyageur qui permet de comprendre au-delà des caricatures, et aussi quelques simplifications, en fait inéluctables, tant il faut maîtriser des connaissances qui relèvent de la transdisciplinarité, c’est-à-dire de la science sociale des trous noirs.

De ce fait, si la première partie présentant la « séquence occidentale » a des mérites, car le lecteur pourra réviser certains jugements et mieux entrer dans la complexité de la modernité, revisiter la place centrale des fascismes, etc., on reste dans les généralités. L’analyse du « Chaos-monde » dans le chapitre 3 aurait bénéficié des travaux du géographe Olivier Dofuss, par exemple. Mais ce n’était pas un auteur à la mode !

La deuxième partie s’ouvre sur « le moment post-colonial » dont j’ai déjà identifié l’impact  avec Arjun Appadurai. Dans cette partie, le chapitre 7 « Un rendez-vous pour l’Islam » m’a paru la part la plus originale et la plus fertile de l’ouvrage, ce pourquoi il faut lire les trente pages qu’il y consacre parce qu’elles ne concernent pas seulement l’Islam mais la contradiction centrale de notre modernité. Selon l’auteur, le radicalisme islamique est moins fondé sur une sur-valorisation des origines de l’Islam que sur une sorte de crise existentielle des élites musulmanes. Citons quelques phrases.

« Les extrémistes musulmans se dressent contre l’Occident d’abord et surtout parce qu’ils sont, eux-mêmes, en voie d’occidentalisation. L’effacement angoissant des différences conduit à mythifier l’identité en péril (…) Mais il y a plus profond encore (…) L’Islam contemporain est obsédé par le thème de l’effacement des limites, des frontières et des catégories fondatrices, effacement qui semble caractériser la culture occidentale. Les frontières en question sont celles qui séparent nature et culture, vie et mort, parents et enfants, hommes et femmes, limites et transgressions. La modernité est engagée dans un processus d’indifférenciation, censé répondre à une exigence de liberté individuelle. (…) Ce projet (…) sape les fondements de l’ordre symbolique. Les musulmans ne sont pas les seuls à raisonner ainsi. Les théologiens chrétiens et juifs, de même que les humanistes fidèles aux Lumières européennes, se montrent alarmés » (pages 244-245).

«  La modernité est engagée dans un processus d’indifférenciation » me semble être la remarque qui rencontre le plus directement le projet de REGARDS qui est concerné moins par la diversité exotique a conserver dans son intégrité que par le risque que représente une dissolution de l’idée même d’un ordre symbolique, si on n’est pas capable de penser le pluralisme qui est devant nous.

Et, à ce niveau de réflexion, je dois bien reconnaître une certaine déception en ce que l’auteur, à propos des innovations en cours, parle plus de l’apport des Autres que de Nous, alors que c’est ce « Nous » qu’il faut faire évoluer au plus vite. Tout ce qui peut y contribuer est une œuvre de salut public. Nous avons déjà ici, en France et en région parisienne, un vrai patrimoine d’expériences interculturelles à partager. Et à comparer avec d’autres enjeux tels ceux de la société canadienne abordés avec pertinence (pp 265-279).

Relevons pourtant, dans le dernier chapitre, quelques concepts dont la portée heuristique est patente pour les études interculturelles. Citons, comme dans un poème de Jacques Prévert, le couple « décentrement/recentrement, », les « effets de réverbération d’une culture sur l’autre », la « réappropriation des espaces-temps autres », le « rapatriement des traditions » et « la pratique de l’entrelacement » . Touts ces opérations sont dominées par une logique de l’entre deux par où adviennent métissages et syncrétismes et où se trouve un équilibre nouveau, comme conclue joliment l’auteur, entre Prométhée et Épiméthée.

« La praxis démocratique nous autorise à refuser d’obéir aux fausses symétries et aux pensées binaires ; nous n’avons pas à choisir entre progressisme et résignation, entre histoire cyclique ou linéaire ; nous n’avons pas à congédier Prométhée l’entrepreneur volontariste pour lui préférer son frère Epiméthée, symbole de la sagesse contemplative qui accepte, lui, la fatalité du destin et même s’en réjouit. En d’autres termes, l’alternative ne se réduit pas à « changer le monde » ou à « l’épargner ». Au contraire, c’est dans l’intervalle entre l’une et l’autre option, entre ces deux totalisations abusives que la négociation trouve son espace (…) la modernité et le métissage sont encore -et seront pour longtemps- des « projets inachevés. Il est heureux qu’il en soit ainsi. »(p. 390-391).

L’avenir est donc dans un entre deux où se conjugueront les expériences du Nord (occidental) et des Suds sous l’égide de tous les passeurs de frontières et autres transporteurs de rêves, d’imaginaires, de passions et d’appréhension du bien commun..

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